Conférences du père Doumas faites à Vaison

3 mars 2022

C’est un recueil de 8 conférences données par le père Doumas à Vaison La Romaine en février 2022, ayant pour thème l’Antiquité Chrétienne.

Ci-dessous le texte complet et les pdf de chaque conférence à télécharger si vous le désirez.

Première conférence : la sortie du judaïsme.

Jésus était juif, Marie était juive, les Apôtres étaient juifs. Tous étaient juifs et pratiquaient le judaïsme. Le jour de Pentecôte, Pierre s’est adressé exclusivement aux Juifs, qu’ils soient habitants de Jérusalem ou venus de la diaspora. Et dans la suite tous les jours les apôtres montent au Temple pour prier. Les Actes des Apôtres le disent clairement. Retenez la formule : le christianisme est né juif !

Et pourtant le christianisme est sorti du judaïsme. Il est devenu une religion distincte, pleinement autonome par rapport à sa matrice, par rapport au judaïsme. Je voudrais expliquer pourquoi il y a eu cette « sortie du judaïsme » et raconter comment cela s’est passé.

Le judaïsme du temps de Jésus est un judaïsme très diversifié. Quantité de courants l’animent. Nous connaissons bien les pharisiens, présentés par les évangiles comme les principaux adversaires de Jésus. Ils sont très attachés aux prescriptions de la Loi, mais ils en font une interprétation sans cesse renouvelée. Ils sont très observants et très pieux et ils croient en la résurrection des morts. En fait les pharisiens sont le groupe le plus proche de Jésus. A l’opposé il y a les sadducéens, qu’évoquent les évangiles. Eux sont très conservateurs. Ils s’en tiennent à la lettre de la Loi et récusent les « nouveautés » que sont les anges et la résurrection des morts. Par ailleurs, si les pharisiens sont plutôt membres de la classe moyenne, les sadducéens constituent l’aristocratie sacerdotale. Ils sont riches et puissants. Et ils collaborent avec les romains. C’est le grand prêtre qui obtiendra de Pilate la condamnation de Jésus. En dissidence avec le Temple, il y a les esséniens. On les connaissait par Flavius Josèphe, historien juif de la fin du premier siècle, mais, par les découvertes de Qumram, au milieu du XXe siècle, on sait avec beaucoup plus de précision comment ils vivaient et ce qu’ils écrivaient. Ce sont des « intégristes », ils sont littéralement obsédés par la pureté rituelle. Ils pratiquent intensément bains et ablutions. Très différents de tous les précédents, les zélotes. Eux sont pieux, mais surtout ils mènent la lutte armée contre l’occupant romain, qui n’est pas seulement, à leurs yeux, un oppresseur, mais souille la terre sainte d’Israël. Il y a, aussi, le courant baptiste, inauguré par Jean Baptiste, qui a prêché la repentance et proposé un baptême de conversion. Et, bien sûr, tout cela tend à se subdiviser en sous-groupes. Par exemple, il y a plusieurs tendances parmi les docteurs pharisiens, il y a les disciples de Shammaï, un rigoriste, et ceux de Hillel, plus libéral.

Au départ, lorsque se constitue le groupe des disciples de Jésus, ils apparaissent comme un groupe juif parmi les groupes juifs. Ils s’ajoutent aux autres. Certes ils sont différents, mais ils sont une part de ce judaïsme très diversifié. On les appelle, alors, « nazaréens », à cause de Jésus, originaire de Nazareth.

Les disciples de Jésus pratiquent le judaïsme. Sans doute le font-ils de manière particulière. Jésus a critiqué avec vigueur le littéralisme de la Loi. Mais ils se font circoncire et vivent en Juifs. Leur originalité est qu’ils affirment la résurrection de Jésus, en fait son exaltation auprès de Dieu, et qu’il est le messie promis par les prophètes. A Pentecôte Pierre déclare : « Ce Jésus, que, vous, vous avez crucifié, Dieu, lui, l’a fait et Christ et Seigneur. » Je rappelle que « Christ » est le mot grec qui traduit le mot hébreu « Messie ».

Les disciples de Jésus vont être persécutés par les grands prêtres. Beaucoup quitteront Jérusalem et se répandront partout. Très tôt ils sont présents à Damas, où Paul sera envoyé pour procéder à des arrestations. Mais, l’événement décisif est leur présence à Antioche, la grande capitale de l’Orient, qui compte 500 000 habitants. Là les disciples de Jésus, encore tous juifs, commencent à s’adresser à des païens. Sans doute des païens, attirés par le judaïsme, qu’on désigne sous le nom de « prosélytes ». Alors un grand nombre adhérent au message sur Jésus. C’est ainsi que se pose la question décisive : ces païens qui deviennent disciples de Jésus va-t-on les circoncire ou non ? On peut s’en étonner, mais le fait est là : on ne leur impose pas d’être circoncis et on les dispense ainsi de la pratique de la Loi. L’événement est décisif, même si cette décision va être objet de graves controverses parmi ceux qu’on commence à appeler « chrétiens ».

Un autre événement capital se produit. Paul, à l’entrée de Damas, est converti et, après une première mission dans les alentours, il va à Jérusalem, où il rencontre Pierre. Puis il va à Tarse sa ville natale. Là Barnabé, que l’Eglise de Jérusalem a envoyé pour gérer la situation d’Antioche, va le chercher. Il sait les compétences et le zèle de Paul. Après une année à Antioche, Barnabé et Paul sont envoyés en mission. C’est ce qu’on appelle le « premier voyage missionnaire ». Dans ce contexte, Paul dira aux Juifs qui résistent à la prédication des Apôtres : « Eh bien, puisque vous refusez le salut, nous nous tournons vers les païens, qui, eux l’accepteront ». Et c’est ce qui va se passer. Séparé de Barnabé, Paul va créer un grand nombre de communautés en Asie, en Macédoine, en Grèce. Toutes incorporent sans doute des Juifs, mais la grande majorité est d’origine païenne. Dans la lettre aux Thessaloniciens, le texte le plus ancien du Nouveau Testament. Paul leur écrit : « Vous vous êtes tournés vers Dieu en vous détournant des idoles pour servir le Dieu vivant et véritable ». La communauté de Thessalonique est manifestement composée en grande majorité de païens devenus chrétiens, et auxquels Paul n’a pas imposé la circoncision et la pratique de la Loi. Ainsi, très tôt, d’importantes communautés chrétiennes comprennent très peu de Juifs convertis.

Deux autres événements vont se produire, qui feront que dès la fin du premier siècle on peut parler d’un christianisme sorti du judaïsme.

En Palestine, la tension ne cesse de monter entre juifs et romains et en 66 c’est l’explosion, le début de la révolte juive. Ce sera une guerre de quatre années, qui fera un très grand nombre de victimes, et s’achèvera par la prise de Jérusalem et la destruction du Temple. L’événement est capital. Jusque-là le Temple était le centre de la vie juive, désormais le judaïsme va s’organiser sur la base exclusive de la Loi et cette réorganisation sera le fait des docteurs pharisiens. Les esséniens et les zélotes disparaissent, alors, de l’histoire. On peut dire que le face à face est désormais entre chrétiens et pharisiens.

Sous l’impulsion d’un rabbi : Yohanan ben Zakkaï, s’organise à Iamnia, ville palestinienne, une révision de tout le judaïsme. D’autres docteurs continueront cette entreprise. Il y a aura la Mishna et plus tard le Talmud, qui est encore aujourd’hui la base du judaïsme.

A Iamnia, on est dans une logique « identitaire », on pourrait même dire « communautariste ». C’est ainsi qu’est décidé, par les autorités juives, l’expulsion des juifs chrétiens des synagogues. On parle de la « birkat ha-minim », qui est, en fait, une malédiction. On en a un écho dans l’évangile de saint Jean. Jusqu’ici il était admis qu’on pouvait être juif et chrétien, désormais, du point de vue juif, ce n’est plus possible : pour être reconnu membre de la communauté juive, il faut affirmer que Jésus est un faux prophète et un faux messie.

Ainsi, dans les années 80, ou moment où sont rédigés les évangiles de Matthieu et de Luc, d’un côté il y a une expansion chrétienne de plus en plus d’origine païenne et de l’autre l’excommunication des juifs chrétiens du judaïsme. Dès cette époque, les communautés chrétiennes sont, donc, très majoritairement d’origine païenne et peu de chrétiens pratiquent le judaïsme. Cela ne cessera de se renforcer et au second siècle le groupe « judéo-chrétien » se réduira encore très sensiblement au point de n’être plus qu’une dissidence et de disparaître.

Mais, dans ce contexte, un autre événement majeur se produit, qui a des suites très importantes.

Quand Paul est arrêté à Corinthe, en 50 ou 51, à l’instigation des chefs juifs, et comparaît devant le gouverneur romain, Gallion, celui-ci déclare aussitôt : « Cette affaire ne me concerne pas ! » De fait, du point de vue de Gallion, le débat entre les chefs de la communauté juive de Corinthe et Paul est un conflit interne au judaïsme et qui, donc, lui est totalement étranger. Aussitôt il relaxe Paul. A noter que Gallion n’est pas n’importe qui, il est le frère de Sénèque, le grand philosophe stoïcien, le ministre de l’empereur Néron, qui le contraindra au suicide.

Ainsi au début des années 50, du point de vue romain, le groupe chrétien relève du judaïsme. Les choses vont basculer en 64. Au cœur de l’été, un terrible incendie ravage Rome. Le peuple accuse Néron d’avoir mis le feu ou, en tout cas, de n’avoir rien fait pour lutter contre les flammes. Néron a besoin de boucs émissaires pour répondre à l’accusation. Sa police lui signale le groupe des chrétiens. On procède à des arrestations, puis à des interrogatoires, c’est-à-dire à la torture, et ainsi se multiplient les arrestations. Tous sont condamnés à d’horribles supplices.

Curieusement, on est très peu renseigné par les textes chrétiens, mais l’historien latin, Tacite, donne des éclaircissements décisifs. Il n’hésite pas à dire l’innocence des chrétiens, mais il insiste surtout sur l’horreur des supplices infligés et sur le nombre des suppliciés. Il parle d’une « multitudo ingens », d’une « immense multitude ». Assurément il ne s’est pas agi de quelques dizaines, mais de centaines, voire de milliers de victimes.

Par ailleurs, cet événement en lui-même capital : c’est au cours de cette persécution de Pierre est martyr et que son corps est déposé au flanc de la colline du Vatican, où était construit le cirque où ont eu lieu les horreurs dont parle Tacite, cet événement crée un précédent. Tertullien, à la fin du second siècle, parlera d’une « institutio neronianis ». Et, de fait, à partir de là, les romains ne considéreront plus les chrétiens comme un groupe juif. Ils ne seront plus protégés au nom de la « religio licita », reconnaissance qu’avaient obtenue les Juifs, mais ils pourront être poursuivis comme rebelles à l’Empire. Nous verrons cela dans une autre conférence.

Ainsi se sont produits trois événements majeurs : le fait que les communautés chrétiennes sont constituées très massivement d’anciens païens, auxquels on n’a pas imposé la circoncision et la pratique de la Loi, l’excommunication des Juifs chrétiens de la synagogue, du point de vue juif, on ne peut plus être juif et chrétien, et, enfin, la décision romaine que les chrétiens ne sont plus un groupe juif : la pratique romaine a été inversée entre Gallion et Néron.

C’est ainsi que l’on peut dire que dès la fin du premier siècle le christianisme est sorti du judaïsme. Certes, des liens demeurent, mais le décisif est acquis : le christianisme est en voie de devenir une religion nouvelle, différente de sa matrice juive.

Deuxième conférence : La rédaction du Nouveau Testament et le canon des Écritures.

 

Dans la première conférence, nous avons décrit, assez sommairement, la sortie du christianisme du judaïsme. Aujourd’hui nous allons parler de la rédaction du Nouveau Testament et de la constitution du canon des Écritures, qui est un aspect majeur de cette sortie du christianisme du judaïsme. En effet, pour une religion nouvelle, la constitution d’un corpus de textes sacrés est essentielle.

Le Nouveau Testament n’est pas un livre, mais une bibliothèque. Ou, si vous préférez, un recueil d’ouvrages divers, rédigés, chacun, dans des circonstances particulières. Nul rédacteur ne savait qu’il composait un texte du Nouveau Testament. Ni Luc, ni Paul, ni aucun autre ! Au moment de la rédaction des textes, la notion de « Nouveau Testament » n’existait pas. L’Écriture sainte, c’était ce que, nous, nous appelons « l’Ancien Testament ». Le texte reçu parmi les chrétiens était la traduction grecque dite des « Septante ». Et, donc, pendant des décennies les textes, qui composent le Nouveau Testament, ont circulé librement dans les communautés chrétiennes. Puis, peu à peu on les a groupés jusqu’au jour où, tous rassemblés, ils ont, effectivement, composé le « Nouveau Testament ».

Je vais décrire, très rapidement, le contenu du Nouveau Testament et dire, ensuite, comment il s’est constitué, comment les textes ont été « reçus » et rassemblés pour former « le Nouveau Testament ».

Il y a d’abord les récits, les quatre évangiles et les Actes des Apôtres. Tout le monde sait que Jésus n’a rien écrit. Au départ, tout est transmis oralement. C’est ce qu’on appelle la « tradition orale ». Mais, un moment est venu où l’on a commencé à écrire. Il n’est pas possible d’en préciser la date et il n’est possible que de faire des hypothèses sur ces premières rédactions. Sans doute a-t-on constitué des recueils de paroles de Jésus, ce qu’on appelle des « logia » : des paroles isolées de leur contexte et reliées entre elles par la méthode du mot crochet. Le plus célèbre de ces recueils, que l’on reconstitue avec une assez bonne approximation à partir des convergences entre Matthieu et Luc, a reçu le nom de « Source Q », de l’allemand « Quelle », qui signifie « source ». Mais il y en a eu d’autres. On peut imaginer aussi des recueils de miracles ou de paraboles. Par ailleurs, il est certain que très tôt il y a eu un récit de la Passion. En fait deux schémas des événements, l’un qu’on perçoit sous les textes de Luc et de Jean et l’autre sous les textes de Matthieu et de Marc.

Ma conviction est qu’au milieu des années 60 un auteur inconnu a eu l’idée géniale d’organiser en un récit continu toute cette « tradition », jusque là totalement dispersée. Il est le créateur du genre littéraire que nous appelons « évangile ». Le récit commence par la prédication de Jean Baptiste et le baptême de Jésus. Puis c’est le ministère de Jésus en Galilée, la montée à Jérusalem et le ministère à Jérusalem. Tout s’achève par le récit de la Passion et la proclamation de la résurrection au tombeau.

L’évangile de Marc, qui est sans doute une édition originale de ce premier évangile perdu, conserve cette structure. Mais, Marc, qui rédige très peu avant 70, donne un ton particulier, très paradoxal, à son texte. Il n’est pas impossible qu’il soit le Jean-Marc, dont parlent les Actes des Apôtres, compagnon de Barnabé et de Paul lors du premier voyage missionnaire, mais ce n’est qu’une possibilité et personnellement j’en doute beaucoup. Marc était un nom, romain, très courant et il est probable que l’évangile de Marc a été rédigé à Rome.

Les évangiles de Matthieu et de Luc, rédigés au début des années 80, utilisent la source de Marc et le recueil de « logia », de paroles de Jésus, que l’on désigne sous le terme « Source Q ». A quoi chacun ajoute un bon nombre de textes propres, qui ne sont que dans leurs évangiles. Par exemple la scène du jugement dernier dans Matthieu ou la parabole du fils prodigue dans Luc. Par ailleurs, chacun a sa manière de rédiger et ses thèmes propres. C’est ainsi que l’on a des œuvres puissamment originales. Matthieu est manifestement un « judéo-chrétien », un chrétien d’origine juive. Pour autant il adhère pleinement à l’expansion chrétienne auprès des païens. Son évangile se conclut par l’ordre de Jésus donné aux Apôtres : « Allez annoncer l’évangile à toutes les nations ». Luc, lui, est d’origine grecque. Sa langue est impeccable et sa sensibilité très caractéristique. Parmi ses thèmes favoris, la miséricorde, le soutien aux pauvres, la prière de Jésus et la personne de Marie, la mère de Jésus. De plus Luc rédige les Actes des Apôtres.

Les Actes ne sont pas une simple suite de l’évangile. Ils forment une seule œuvre en deux volumes. Une grosse part de l’évangile est la montée de Jésus à Jérusalem. Il y meurt et ressuscite. A la différence des trois autres évangiles, les Apôtres, chez Luc, ne vont pas en Galilée après la résurrection de Jésus, ils ne quittent pas Jérusalem. A l’inverse la dernière partie des Actes nous montrent Paul montant à Jérusalem, mais alors que selon toute logique il devrait y mourir, il quitte Jérusalem et il ira à Rome pour annoncer l’évangile. Avec l’évangile, on passe de la Galilée à Jérusalem, avec les Actes on passe de Jérusalem à Rome. Ce n’est pas seulement de l’histoire, cela fait sens. C’est de la théologie !

Sans les Actes des Apôtres, les tout premiers commencements de l’Eglise seraient pour nous dans une totale obscurité. Cependant, Luc dispose de peu de renseignements et c’est lui qui organise un récit plein de sens, mais dont l’historicité est toujours source de questionnements. Pour celui qui veut reconstituer les origines chrétiennes, c’est donc un texte délicat à utiliser

L’évangile de Jean est l’objet d’interprétations diverses. Pour moi, l’auteur n’est pas Jean, le frère de Jacques, le fils de Zébédée, mais un notable de Jérusalem très ami de Jésus et qui prendra chez lui, après la mort de Jésus, Marie la mère de Jésus. C’est très probablement chez lui qu’a lieu le dernier repas. Par ailleurs, Jean n’a pas composé d’un seul jet son évangile. Il l’a sans cesse retravaillé et ce travail n’était pas achevé à sa mort. Ce sont ses disciples qui ont publié l’évangile dans l’état laissé par Jean ; ils ont cependant ajouté le dernier chapitre, le chapitre 21.

Après les cinq récits, nous avons une série de lettres. Elles sont mises sous les noms de Paul, de Jacques, de Pierre, de Jean et de Jude. Ces lettres sont pour une bonne part « pseudépigraphiques ». Cela veut dire que mises sous le nom d’un auteur connu, elles sont rédigées par d’autres. Disons par des disciples de l’auteur de référence.

Sont incontestablement de Paul : la première lettre aux Thessaloniciens, le texte le plus ancien du Nouveau Testament, datée de l’année 50, la lettre aux Philippiens, les deux lettres aux Corinthiens, la lettre aux Galates et la lettre aux Romains, ainsi que le billet à Philémon. On pense généralement que Colossiens et Ephésiens, au vocabulaire similaire, sont d’un disciple de Paul. De même pour la seconde aux Thessaloniciens. Pour les lettres « pastorales », les deux lettres à Timothée et la lettre à Tite, l’accord est quasi unanime. Ce sont des textes des années 80, bien postérieurs à la mort de Paul. L’autre problème que posent les lettres de Paul est celui de leur unité. A l’évidence la deuxième lettre aux Corinthiens est une composition à partir de passages de différentes lettres de Paul. Il en va probablement de même pour la lettre aux Philippiens et la première aux Corinthiens. Ce qui est manifeste, c’est qu’on a constitué un corpus de lettres de Paul. Quand ? Qui ? Selon quelles étapes ? C’est bien plus difficile à dire. Mais, il faut insister sur ce point. Il y a eu choix et organisation.

On a lié au corpus des lettres de Paul un texte très important, et très original, la « lettre aux Hébreux », qui n’est ni de Paul, ni une lettre. Mais une sorte de traité qui développe le thème du sacerdoce de Jésus.

Pour la lettre de Jacques et la première de Pierre, on pense généralement qu’elles ne sont pas dictées par les apôtres, mais relèvent très directement de leurs communautés respectives. La deuxième de Pierre est, à l’évidence, un texte bien plus tardif.

Il y a débat sur les trois lettres de Jean. Pour moi, la première est de l’auteur de l’évangile. Elle est, en quelque sorte son testament. C’est un texte très beau, très riche et qui s’accorde parfaitement avec l’évangile. Elle est rédigée pour la « communauté johannique ». Jean, en effet, avait créé un groupe qui était en référence à lui, tout en étant lié à ce qu’on appelle « la Grande Eglise », celle de Pierre et des Douze. Les deux autres lettres, la deuxième et la troisième, sont de simples billets, probablement rédigés par un disciple de Jean après sa mort.

La lettre de Jude, qui clôt le corpus des lettres du Nouveau Testament, est un texte court et de peu d’importance. Mais s’ajoute à l’ensemble des récits (évangiles et actes) et au corpus des lettres, un dernier texte, l’Apocalypse de Jean.

L’auteur, qui a quelques liens avec la communauté johannique, mais qui n’est pas Jean, l’auteur de l’évangile, christianise les thèmes et les figures de l’apocalyptique juive. Né au début du second siècle avec le livre de Daniel, ce courant de pensée a produit de très nombreux textes. Cela a pénétré dans la littérature chrétienne très tôt. C’est ainsi que dans les synoptiques (Marc, Matthieu et Luc) le ministère de Jésus à Jérusalem se conclut par un « discours apocalyptique ». L’Apocalypse de Jean, qui décrit les événements de la fin, est rédigée pour soutenir l’espérance des chrétiens, affrontés à la persécution, le mot « apocalypse » ne signifiant pas « catastrophe », mais « révélation », la révélation du projet de salut de Dieu en faveur des siens. C’est un texte déroutant, mais pour qui dispose des clefs de lecture, un grand et beau texte.

Le Nouveau Testament est composé de ces textes, les récits, les lettres et l’Apocalypse. Mais, ces textes ont été rassemblés progressivement, par étapes et à des époques diverses. Il faut attendre le début du IVe siècle pour que soit établie la liste que nous avons.

Au moins jusqu’au milieu du second siècle ces textes ont circulé librement, on pourrait dire anarchiquement, sans ordre, parmi les communautés chrétiennes, désormais nombreuses dans l’ensemble du bassin méditerranéen. Mais, si des ensembles étaient composés, il n’y avait pas de corpus stable. Dans telle communauté, on pouvait ne lire que tel évangile, celui de Matthieu ou celui de Luc, ou telles lettres de Paul. Souvent on ignorait la lettre aux Hébreux ou l’Apocalypse de Jean. Par ailleurs, pendant la première partie du second siècle, toute une autre littérature se développait, ce qu’on appelle les « apocryphes ».

Apocryphe signifie « caché », c’est-à-dire ce qui se révèle tardivement. La littérature apocryphe est très variée. D’abord dans les genres littéraires : il y a des évangiles, des lettres, des actes d’Apôtres, des apocalypses. D’autre part, certains de ces textes sont des textes de piété, ils peuvent être lus dans la grande Eglise. Il faut citer ce qu’on appelle le « protévangile de Jacques ». Mais beaucoup de ces textes sont « hérétiques ». Je reviendrai dans une autre conférence sur le mot et la chose. Certains sont même violemment hostiles à la grande Eglise. Citons seulement l’évangile dit de Judas.

Récemment on a voulu réévaluer ces textes. On insiste sur leur importance. C’est juste, mais à condition de bien préciser qu’ils ne disent rien d’historique ou même seulement de traditionnel sur Jésus et les apôtres. Ils nous révèlent, en fait, les spéculations de certains courants chrétiens du second siècle. Ce qui certes est intéressant, mais en rien décisif pour ce qui concerne Jésus lui-même. Assurément, le christianisme n’a jamais été une réalité homogène. Toujours, au cours de l’histoire chrétienne, il y a eu des courants divers et contradictoires. Et extérieurs à l’Eglise.

A cause du développement, souvent extravagant, de cette littérature apocryphe est venu le moment où l’on a éprouvé le besoin de faire la liste des textes sûrs, des textes transmettant de manière authentique le message apostolique. On a, donc, établi un « canon », un ensemble de textes faisant « règle » pour la foi. « Canon », en grec veut dire « règle ». Cela s’est fait au cours de la deuxième moitié du second siècle. En fait, on a des indices de ce travail, mais il est impossible de le reconstituer dans le détail.

Il faut souligner un point capital. La liste établie n’a pas été comprise seulement comme rassemblant des textes de référence, des textes faisant autorité. Les textes sélectionnés ont été compris comme inspirés par Dieu, rédigés sous le souffle de l’Esprit Saint. Ils sont devenus ainsi « Parole de Dieu ». C’est alors que l’on a pu parler de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament. Deux recueils de textes contenant la Révélation.

Pour finir, il faut insister sur ce que j’ai déjà dit. Jusqu’à la fin du second siècle, pour les chrétiens, l’Ecriture, l’Ecriture sainte, ce sont les textes que nous mettons sous le terme d’Ancien Testament. Il n’y avait pas, jusque-là, d’Ecriture sainte chrétienne. Mais, avec la constitution du « canon » du Nouveau Testament les chrétiens disposent d’une Ecriture sainte qui leur est propre. Ce qui, évidemment, a contribué à la rupture avec le judaïsme.

Troisième conférence : débats doctrinaux et hérésies.

Il ne faut pas imaginer les temps anciens de l’Eglise comme une période tranquille où tout le monde pensait la même chose et adhérait unanimement aux mêmes affirmations. C’est tout le contraire. Très tôt il y a eu des débats concernant la doctrine et donc des conflits et, aussi, des ruptures. Je vous propose un tableau, très simplifié, de ces réalités.

Le premier grand débat a concerné la circoncision : faut-il circoncire les païens qui adhérent à la résurrection de Jésus ou non ? J’ai déjà évoqué cela dans la première conférence, mais il faut y revenir plus en détail.

Dans les Actes des Apôtres, Luc tient à faire de Pierre le premier à avoir baptisé un païen, le centurion Corneille. Mais, en fait, le débat a pris un tour très vif à la suite du deuxième voyage missionnaire de Paul. Après un premier voyage à Chypre et sur le continent en compagnie de Barnabé, Paul était parti à l’aventure. Il est d’abord repassé dans les communautés fondées avec Barnabé, puis, il est allé en Galatie, puis, revenant vers l’ouest, il est parvenu à Troas, sur la côte de la mer Egée. De là il passe en Macédoine. Et se sont les grandes fondations de Philippes et de Thessalonique, puis descendant au sud, après un bref passage à Athènes, Paul séjourne un an et demi à Corinthe. Il a, alors, le désir d’évangéliser Ephèse, la capitale de la province d’Asie. Mais, Paul sait qu’à Jérusalem de fortes critiques se lèvent contre ses choix missionnaires. En effet, il baptise massivement des païens sans les circoncire et sans leur imposer la Loi. Soucieux d’être en communion avec les Apôtres, il entraîne Barnabé à Jérusalem et c’est ce qu’on appelle « le concile de Jérusalem ». Là on s’explique et on discute. Une frange conservatrice, on pourrait dire « intégriste », s’oppose frontalement à Paul et exige la circoncision des païens qu’on baptise, mais la décision prise est inverse et valide pour le fond les choix de Paul, qui peut partir pour Ephèse. Cependant, Paul aura à faire face à une propagande des « judaïsants », qui, soi-disant, se réclament de Jacques, celui qu’on appelle « le frère de Jésus » et qui est à la tête de l »’Eglise de Jérusalem. Ils disent aux communautés fondées par Paul que la circoncision est nécessaire pour le salut. Paul répliquera par la très vigoureuse lettre aux Galates. Quant à Jacques, il enverra une lettre pour apaiser les choses.

L’hostilité contre Paul se maintiendra bien au-delà de sa mort et en plein second siècle il y aura, encore, des polémiques contre lui. Cependant, au second siècle, les débats se sont déplacés.

Dès la fin du premier siècle : on en a des échos dans la lettre de Jean, certains mettent en doute la réalité humaine de Jésus. On va jusqu’à dire que son corps n’a été qu’une apparence, un simple moyen pour apparaître. D’où le mot « docétisme », qui vient du grec « dokein », apparaitre.

Le premier à s’opposer, et avec vigueur ! au docétisme a été Ignace, évêque d’Antioche. Ignace est condamné aux bêtes et sur le chemin qui le conduit d’Antioche à Rome il écrit aux communautés de la Province d’Asie. Dans ces lettres, Ignace souligne que Jésus est pleinement homme et pleinement Dieu. Plus tard, Irénée, évêque de Lyon, entreprendra le même combat dans son célèbre « Aduersus Haereses ».

Cependant deux courants, plus identifiés, sont, au second siècle, porteurs de ce docétisme. D’abord le courant gnostique.

« Gnose » veut dire « connaissance ». Certains affirment que la chair n’a aucune importance pour le salut, que l’homme est sauvé par la seule prise de conscience de sa réalité spirituelle, par la « connaissance ». Et s’élaborent ainsi des systèmes très complexes, qui mettent en question la création et le Créateur. Et, aussi, l’incarnation, le salut par la croix et l’eucharistie.

En lutte contre ces très graves déviations : on parle alors d’« hérésies », Irénée élaborera, le premier, une véritable synthèse théologique. Il vient d’être déclaré « docteur de l’Eglise » par le pape François.

A côté de la gnose, mais sans ce confondre avec elle, il y a Marcion. Si les gnostiques s’organisent en petits groupes, en « conventicules », Marcion, lui, organise une véritable Eglise. Il commence par lui donner un « canon ». Il récuse l’Ancien Testament, ne garde que l’évangile de Luc et les lettres de Paul. Mais, surtout, il développe l’idée que le Créateur, le Dieu de l’Ancien Testament, est un dieu mauvais puisqu’il est le créateur de la chair. Et il le flanque d’un Dieu bon, qui envoie Jésus, qui n’a qu’une apparence de chair, pour arracher l’homme du monde mauvais du Créateur.

Si Irénée s’attaque principalement, à la fin du second siècle aux gnostiques, Tertullien, au début du troisième, siècle affrontera surtout Marcion. En effet, l’Eglise marcionite survivra jusqu’au IVe siècle.

La Gnose et Marcion sont des déviations très radicales, mais d’autres divisions existent, moins graves mais sources, elles aussi, de vifs débats.

Dans le christianisme des premiers siècles, en particulier au second siècle, il y a dans l’Eglise un très fort courant que nous appellerions, nous, « charismatique », avec des expressions très spectaculaires de la prière et l’insistance sur la présence, très active, de l’Esprit Saint. Au milieu du second siècle, en Asie, apparaît un mouvement extrémiste, dont le chef est Montan. D’où le terme de « montanisme ». Les évêques de la région réagissent, mais certains ne veulent pas qu’en condamnant Montan on condamne le courant charismatique. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! C’est la réaction d’Irénée.

A peu près au même moment nait un autre débat, qui concerne la date de Pâque. Pâque est une fête juive, célébrée à date fixe, le quatorze nizan, le premier mois du calendrier juif. Et, tout naturellement, les premières générations chrétiennes, ont célébré la Pâque chrétienne à la date de la Pâque juive. Cependant, chaque semaine, les chrétiens célébraient la résurrection du Seigneur le premier jour de la semaine, le jour du soleil. En anglais on dit « sunday », en allemand « sonntag ». Et au milieu du second siècle, à Rome en particulier, on n’a plus voulu célébrer la Pâque annuelle un autre jour que le dimanche. On a donc mis en question le calendrier juif. Mais, certains s’opposèrent à ce changement et voulurent garder la tradition dite « quarto-décimane ». Cela a engendré un pénible conflit entre les Eglise d’Asie et l’Eglise romaine. Une fois encore Irénée cherchera à apaiser les choses.

Au troisième siècle un autre débat va émerger, qui ne prendra un tour critique qu’au IVe siècle avec ce qu’on appelle la crise « arienne », le débat trinitaire. En fait, au départ, le débat n’est pas véritablement « trinitaire », il concerne principalement la relation du Père et du Fils. Je précise bien : non pas du Père et de Jésus, mais du Père et du Fils compris sous le rapport de la divinité.

Spontanément, dans la toute première génération chrétienne, on a une christologie dite « d’en bas ». Par la résurrection et ce que nous appelons l’ « ascension », Jésus est exalté. On dit qu’il s’assoie à la droite du Père. C’est ce que l’on a dans les discours de Pierre aux premiers chapitres des Actes des Apôtres. Mais, très vite, on a dit que celui qui est « monté » était « descendu ». C’est ainsi qu’apparaît une christologie « d’en haut ». La formulation la plus achevée est dans le prologue de l’évangile de saint Jean : « Le Verbe s’est fait chair ».

Mais comment comprendre l’identité du Verbe, l’identité du Fils ? Car, le christianisme, héritier du judaïsme, est pleinement monothéiste. Il ne peut pas y avoir deux dieux, l’un supérieur et l’autre inférieur. Les premières formulations de la question ont été très maladroites. Et certaines carrément fausses, on dira « hérétiques ».

C’est ainsi que certains, nous sommes au début du troisième siècle, vont proposer l’idée que la distinction du Père et du Fils, et aussi de l’Esprit, n’est que « modale ». On parlera de « modalisme ». Ce qui distingue les Trois n’est pas une distinction réelle, mais seulement d’apparence et transitoire. Dieu se montre d’abord sous le mode du Père, puis, sous le mode du Fils, puis sous le mode du Saint Esprit. Mais, cela n’est pas acceptable. Il faut une distinction réelle entre le Père et Fils, sinon tout le Nouveau Testament perd son sens. En effet, tout est dans la relation de Jésus à son Père, qui est une relation réelle, qui n’a rien de modal. Au contraire, elle est très dense et pleine de vérité. Et donc le modalisme n’est en rien la réponse à la question.

Le débat rebondira et cela finira par déboucher sur les formulations du IVe siècle avec les conciles de Nicée en 325 et de Constantinople en 381. Nous verrons cela dans la dernière conférence.

Bien d’autres débats ont animé, on peut même dire déchirer, les Eglises des premiers siècles. Je parlerai bientôt du débat sur la pénitence. Cependant, peu à peu, l’expression de la foi s’est affermie. Je décris le fond du processus.

Avant d’être pensée, d’être mise en formules, la foi se vit. Cependant, elle s’exprime aussi et il arrive que certains disent des choses qui ne vont pas, qui heurtent le « sensus fidei ». Ils insistent trop sur un point et déséquilibrent ainsi l’ensemble ou bien au contraire ils minimisent telle ou telle affirmation importante. Et cela suscite une réaction. On leur dit : « Non, ça ne va pas ». C’est alors que l’on se met à la recherche d’une formulation qui soit fidèle à ce que tous croient. C’est cela que l’on appelle un « dogme ». Un « dogme » n’est pas une vérité qui est tombée toute nue du haut du ciel, mais une formulation longuement travaillée et retravaillée et qui exprime la foi des fidèles, la foi de tous.

Le mot « dogme », et plus encore l’adjectif « dogmatique », n’ont pas bonne réputation. Ils renvoient à des idées figées, rigides, mais c’est un contre-sens. Les « dogmes » sont des balises, des repères sur la route de la foi, qui évitent d’aller dans n’importe quel sens et de se perdre. Et d’ailleurs, si je vous demande combien il y a de sacrements vous allez répondre « sept », combien de personnes dans la Trinité, vous allez répondre « trois », combien d’évangiles, vous allez répondre « quatre ». Mais si je vous demande : « combien de dogmes ? », vous ne répondrez pas. On n’a jamais fait la liste. C’est dire que les dogmes ne sont si dogmatiques que cela !

Pour conclure cette conférence où j’ai évoqué les déviations doctrinale du second et du troisième siècles, ce qu’on appelle les « hérésies », j’insiste sur la reconnaissance que nous devons avoir pour nos pères dans la foi, qui au milieu de mille difficultés, ont su écarter ce qui dévie de la foi apostolique et promouvoir la vérité de Jésus.

Quatrième conférence : persécutions et martyres.

Dans la première conférence nous avons dit comment le christianisme est sorti de sa matrice, le judaïsme. Dans la deuxième conférence nous avons souligné l’importance d’une Ecriture sainte ; nous avons rappelé la composition du Nouveau Testament et dit comment s’est constitué un « canon », un recueil de textes normatifs. Dans la troisième conférence, nous avons exposé combien le premier christianisme est traversé de conflits et de débats. Dans cette quatrième conférence, nous allons aborder ce qui aux yeux de beaucoup résume l’Antiquité chrétienne : la persécution et l’épopée des martyrs.

On peut dire que le christianisme est né persécuté. Luc, dans les Actes, parle avec insistance de l’attitude vindicative des grands prêtres à l’égard des Apôtres. Il y a un crescendo qui fait passer de la menace à la flagellation des apôtres et de la flagellation des apôtres à la lapidation d’Etienne. On sait, aussi, par les Actes la décapitation de Jacques, l’aîné des fils de Zébédée. Et quand il s’agit de Paul, tout le monde sait qu’il a été persécuteur de l’Eglise avant de devenir « l’apôtre des nations ».

La finale des Actes des Apôtres ne raconte pas le martyr de Paul et cela laisse l’historien dans l’incertitude. Cependant, la meilleure hypothèse est que Paul a été condamné et exécuté en 62 et que sa mort a été le précédent qui a déclenché, en 64, la persécution de Néron.

J’ai déjà parlé des événements de l’été 64. Rome a connu un terrible incendie et la population a accusé Néron, sinon d’avoir mis le feu du moins de ne pas avoir fait grand chose pour lutter contre le désastre. Il lui fallait des boucs émissaires. Sa police lui a désigné les chrétiens. On a procédé à d’importantes arrestations et procédé à de très cruelles exécutions. On est renseigné là-dessus par Tacite, le grand historien romain. Jusque là l’Empire considérait les chrétiens comme un groupe juif. Désormais, ils sont à part et ne bénéficient plus de la protection du statut de « religio licita ». Pour autant faut-il imaginer un « décret » de Néron affirmant l’illégitimité du christianisme. Probablement pas. Le décisif est ailleurs.

De nos jours la religion est affaire personnelle, c’est une conviction que l’on a ou que l’on n’a pas. Certes, le culte est collectif et prend ainsi une allure publique. Mais, dans l’Antiquité, la religion n’a de signification que publique. La conviction personnelle n’a aucune importance. Ce qui compte c’est l’exécution des rites, qui doivent être observés scrupuleusement. C’est ainsi que s’obtient la « pax deorum ». Les dieux, satisfaits du culte rendu, n’embêtent pas les hommes et les laissent tranquilles.

D’où la gravité du refus du culte, concrètement du refus du sacrifice. En refusant de sacrifier aux dieux, les chrétiens ne mettent en marge de la société. On peut même dire qu’ils s’opposent au « mos maiorum », à la tradition des Anciens, et que donc ils sont des criminels voués à la mort.

Avec l’empereur Trajan, vers 110, la législation romaine se précise. On a de lui un « rescrit », une réponse qu’il envoie au gouverneur de la province de Bithynie, Pline le Jeune. Pline lui avait écrit, impressionné par le nombre de chrétiens recensés dans sa province. Pline avait procédé à des arrestations et à des interrogatoires. Un bon nombre avaient nié être chrétiens, mais beaucoup affirmaient leur foi. Aux yeux de Pline leur comportement était innocent. Mais, il y avait la question du refus des sacrifices.

Trajan ne veut pas l’on se mette à la chasse aux chrétiens. Cependant, s’ils sont dénoncés, qu’on les arrête. Si jamais la dénonciation est mensongère qu’on punisse sévèrement le dénonciateur. Quant au chrétien qui persiste et refuse de sacrifier qu’on l’exécute. Cette législation sera à la base des arrestations et des exécutions des chrétiens jusqu’à la première persécution générale, celle de Valérien en 268. On a donc une longue période où l’Etat romain n’organise pas systématiquement la poursuite des chrétiens. Il n’y a pas de persécution générale et permanente. Mais, ponctuellement, à un endroit, dans des circonstances particulières, la violence éclate et fait, alors, des ravages.

Cela a été le cas à Lyon en 177. On est très bien renseigné par une lettre que l’Eglise de Lyon a envoyée aux Eglises d’Asie. Le récit est terrifiant. On a en mémoire le martyre de Blandine, qui, frêle et fragile, a néanmoins subit les pires atrocités. A noter l’acharnement de la foule, qui a brulé les corps des martyrs et jeté les cendres dans le Rhône.

Au second siècle, deux évêques célèbres ont été martyrs : Ignace d’Antioche, dont nous avons parlé dans la conférence précédente, et Polycarpe de Smyrne.

Nous n’avons pas le récit du martyre d’Ignace. Cependant il n’y a pas de doute, il est mort à Rome. Probablement dans le Colisée. Mais, lors de son étape à Smyrne, Ignace a écrit une lettre à l’Eglise de Rome. Il ne veut pas que l’on intervienne pour lui éviter le martyr. Tout son désir est de donner sa vie pour le Christ. Sans doute n’a-t-il rien fait pour provoquer sa condamnation, mais celle-ci une fois acquise sa foi le conduit à assumer cet appel. On connait la phrase fameuse : « Je suis le froment de Dieu et je suis moulu par la dent des bêtes pour être trouvé un pur pain du Christ. » Fondamentalement un martyr est un mystique.

Polycarpe est jeune évêque de Smyrne au moment du passage d’Ignace, mais, devenu très vieux, il meurt martyr. Un témoin écrit : « L’évêque se tenait au milieu du feu non comme une chair qui brûle, mais comme un pain qui se dore en cuisant ou comme l’or et l’argent éprouvés au creuset. »

Justin est un philosophe platonicien converti au christianisme. Il écrit, entre autres, une apologie, adressé à l’Empereur Antonin. Il y parle du baptême et de l’eucharistie, témoignages très précieux de la vie chrétienne au second siècle. Dénoncé, il est condamné et exécuté avec ses disciples. Interrogé par le préfet de Rome, Rusticus, il lui répond : « Personne, à moins de perdre la raison, n’abandonne la piété pour l’impiété. »

J’ai déjà parlé de Blandine. Mais beaucoup de femmes sont martyres. L’une des figures les plus touchantes est Perpétue. On est en Afrique, à Carthage, au début du IIIe siècle. Perpétue et d’autres catéchumènes ont été arrêtés. Interrogée publiquement, elle confesse sans faiblir le Christ alors que son père, resté païen, la supplie de renier. La scène est pathétique. Avec Perpétue, il y a son esclave Félicité. Félicité est enceinte, l’accouchement est pour bientôt, mais comme les Romains n’exécutent pas les femmes enceintes, Félicité attend avec impatience la naissance de son enfant. En effet, comme la date des jeux où elles vont être martyres est fixée, Félicité craint de ne pas être martyre avec ses compagnons de captivité. Dans la prison tous prient et Félicité accouche. Une prison romaine, ce n’est pas confortable et Félicité hurle de douleur. Un soldat lui dit alors : « Dis donc ! Si tu hurles comme ça maintenant, qu’est-ce que ce sera dans l’amphithéâtre. » Mais Félicité lui répond : « Maintenant, c’est moi qui souffre, mais alors c’est lui qui souffrira en moi ». Sublime réponse d’une esclave ! Et qui confirme parfaitement qu’un martyr est un mystique.

Au milieu du troisième siècle, un empereur, Dèce, ordonne à tous les habitants de l’Empire de sacrifier pour l’Empereur et l’empire. Il ne semble pas que les chrétiens aient été directement visés, mais de fait ils vont être pris dans l’engrenage. Très vite il y aura des arrestations. A Rome, le pape Fabien meurt dans la prison, comme quelques décennies auparavant, à Lyon, Pothin était mort en prison. Certains réfractaires aux sacrifices sont arrêtés et torturés. En fait, on ne cherche pas à les faire mourir, mais à les faire renier. On veut des apostats, pas des martyrs ! Cependant, certaines fois, on pousse la torture un peu trop loin et c’est la mort. Cette persécution de Dèce a un caractère très particulier et j’aurai l’occasion d’y revenir.

Dix ans plus tard l’empereur Valérien organise la première persécution générale, à l’échelle de l’Empire tout entier. Il vise la tête. Ce sont surtout des responsables d’Eglise qui sont victimes. Parmi eux le Pape Denis, avec son célèbre diacre, Laurent, et l’évêque de Carthage, Cyprien. Mais, après la capture de Valérien par les Perses, son fils Gallien publie un édit qui interdit toute poursuite contre les chrétiens. On entre dans la période que l’on appelle « la petite paix de l’Eglise ».

Avec Dioclétien, c’est la dernière et la grande persécution. Elle dure de 303 à 312. Dioclétien a réorganisé l’Empire, il s’est donné un collègue, Auguste comme lui, et deux Césars. Ils forment ainsi ce que l’on appelle la « tétrarchie », le gouvernement à quatre. Voulant parachevé son œuvre de restauration, Dioclétien, avant de démissionner, entreprend l’élimination du christianisme.

Dans certaines régions, il y eut très peu de victimes. En Gaule par exemple, parce que l’Auguste qui la contrôle, Constance Chlore, père de Constantin, sans être chrétien comme le sera son fils, n’est pas favorable à la persécution. Mais, dans d’autres régions, en particulier en Egypte, ce fut épouvantable et cela se prolongea longtemps jusqu’à l’élimination de l’empereur Maximin Daïa, un véritable fanatique.

Je viens de faire un simple survol ! Le fait de la persécution a imprégné tout le premier christianisme et il n’est pas faux de parler du « temps des martyrs ». Mais, en fait, au long des siècles, l’Eglise ne cessera pas d’avoir des martyrs. Et il faut insister sur un point majeur : le siècle où le nombre des martyrs, et de loin ! a été le plus grand a été le vingtième siècle.

Je termine en insistant à nouveau sur le caractère mystique du martyre. Sans doute le martyr chrétien meurt pour une cause. On parle des « martyrs de la Résistance ». Mais, le martyr chrétien ne meurt pas seulement pour le Christ, il meurt comme le Christ, avec le Christ, en union intime avec lui. Rappelez-vous la phrase de Félicité : « Alors c’est lui souffrira en moi ! » Et cela fait l’originalité irréductible du martyr chrétien.

Cinquième conférence : la première littérature chrétienne.

J’ai insisté sur l’importance du Nouveau Testament. Il a constitué dans la seconde partie du second siècle, où s’organise le « canon » des Ecritures, le texte sacré des chrétiens. Désormais il y avait un Ancien Testament et un Nouveau Testament. Mais, les chrétiens n’ont jamais cessé d’écrire et pour l’Antiquité on parle de « littérature patristique », des textes des Pères de l’Eglise.

Les « Pères de l’Eglise », ce ne sont pas les vieux ! Les « Pères », c’est la jeunesse de l’Eglise. Toujours nous avons à revenir à cette source de jouvence. Renouveler l’Eglise, la faire entrer dans un processus de conversion, comme aujourd’hui nous y invite le Pape François, passe par la relecture de ces textes.

Dans cette conférence, je voudrais vous décrire, très sommairement, cette riche production en insistant sur la variété de ses aspects. Je vais passer en revue les auteurs principaux des second et troisième siècles.

Le texte le plus ancien, plus ancien que les textes les plus récents du Nouveau Testament, s’intitule « lettre de Clément de Rome ». On le date de l’extrême fin du premier siècle. En fait, c’est un long texte, mais une vraie lettre, que l’Eglise de Rome envoie à l’Eglise de Corinthe. A Corinthe des jeunes ont décidé la déposition des « anciens ». L’Eglise romaine critique ce renvoi. Elle exhorte à la restauration de ceux qui ont été déposés et à la conversion de ceux qui les ont déposés.

Après Clément, nous avons Ignace, que nous avons déjà rencontré. Une très forte personnalité. Lui il exerce véritablement l’épiscopat. C’est même avec lui que pour la première fois on voit s’organiser la triade évêque-prêtre-diacre. Nous y reviendrons. Nous savons déjà son engagement dans la lutte contre le docétisme, l’idée que Jésus n’avait qu’une apparence d’homme, et sa très haute spiritualité du martyre. Ignace est, aussi, une source importante pour l’eucharistie. Il n’en décrit pas la liturgie, mais il en dit l’importance.

Puis, nous avons Justin. Lui aussi nous l’avons déjà rencontré. Justin est un philosophe païen et quand il se convertit au Christ il demeure philosophe. A Rome, il ouvre une école et enseigne. Il ne faut pas imaginer un établissement avec de grands locaux. C’est sans doute une salle assez importante, à l’étage d’un immeuble où viennent des gens, assez différents, pour l’écouter parler. On sait que Justin a lutté contre l’hérésie, les gnostiques et Marcion. Mais cette part de son œuvre est perdue. On en a seulement un écho dans le texte d’Irénée. En revanche on a conservé son « Dialogue avec Tryphon ». C’est en fait une œuvre polémique avec les Juifs. Au milieu du second siècle, le christianisme avait acquis son autonomie par rapport au judaïsme, mais beaucoup de liens demeuraient. Contrairement, à certains chrétiens, Justin, qui est un homme tolérant, accepte qu’un chrétien pratique les rites juifs, mais on doit alors confesser pleinement la foi chrétienne, dire que Jésus est le Fils de Dieu. Cependant l’œuvre majeure de Justin, celle que nous lisons avec le plus d’intérêt est son apologie.

Dès le début du second siècle, on a rédigé des « apologies », des textes qui défendent le christianisme contre les attaques virulentes des païens. Et le genre ne cessera pas d’être illustré, de manière très diverse, et encore aujourd’hui. Justin a l’originalité parmi les apologistes du second siècle de décrire les rites du baptême et de l’eucharistie. Son texte sur l’eucharistie est particulièrement touchant, car nous nous y retrouvons pleinement. Nous avons ainsi, très clairement, la distinction de la liturgie de la Parole et de la liturgie de l’Eucharistie. Mais bien sûr, les différences sont importantes. A cette époque ce n’est pas une congrégation romaine qui dicte au célébrant le texte de la prière. Le célébrant improvise la prière eucharistique ! Nous l’avons déjà dit, Justin est mort martyr sous l’empereur Marc-Aurèle, le successeur d’Antonin, auquel est adressé l’apologie.

D’autres apologistes ont laissé des œuvres importantes : Théophile d’Antioche, Athénagore d’Athènes et Méliton de Sardes, mais je ne fais que citer leurs noms. Et j’en viens à saint Irénée.

Irénée est originaire de Smyrne, où enfant il a connu Polycarpe. Après un important séjour à Rome il est venu à Lyon on ne sait pas pourquoi ni comment. Mais, de fait, à la fin des années 170, il y a à Lyon une importante communauté de chrétiens asiates.

Irénée succède à Pothin, le premier évêque de Lyon. Je rappelle que Pothin est mort dans la prison au début de la persécution de 177. Irénée porte bien son nom qui en grec signifie « paix ». Il intervient dans les débats de son époque avec modération et prêche la réconciliation. Cela a été le cas pour l’affaire montaniste et la question de la date de Pâques.

Il est dommage qu’on n’ait pas conservé un recueil de ses lettres, comme pour Ignace d’Antioche ou, plus tard, Cyprien de Carthage. Mais, on a conservé son oeuvre majeure que l’on a pris l’habitude d’intituler « Aduersus Haereses », qui n’est pas le titre qu’Irénée lui donnait. En fait, il dénonce la gnose « au nom menteur ». C’est le vrai titre de l’ouvrage.

Mais au travers de sa réfutation des gnostiques on perçoit la charpente d’une théologie très élaborée et très riche, qui nous parle beaucoup. Irénée place au centre de sa réflexion le salut de l’homme, de l’homme tout entier, de l’homme charnel. C’est lui qui affirme : « Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne Dieu ». Et il montre la passion que Dieu a pour l’homme. Il faudrait développer cela très longuement. Je prends un seul exemple.

Dans le récit de la Genèse, après le péché, l’homme et la femme, qui ont découvert leur nudité, se couvrent de feuilles de figuier. Puis, Dieu les appelle et après les avoir interrogé il leur donne des tuniques de peau. Irénée relève que les feuilles de figuier c’est râpeux et très inconfortable pour la partie du corps qu’elles couvrent. C’est donc la preuve que l’homme et la femme ont fait pénitence. Mais quand Dieu leur donne des tuniques de peau, bien plus confortables, cela signifie que Dieu leur pardonne. Pour Irénée, le salut d’Adam est un véritable dogme, une vérité de première importance.

C’est ainsi que l’incarnation est au centre de la méditation théologique d’Irénée. L’incarnation et, aussi, l’eucharistie. Quand nous communions au Corps du Seigneur, nous ne mangeons pas sa corporéité : nous ne sommes pas des cannibales ! Mais nous sommes rendus participants de sa divinité. Car Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. Le prêtre le dit à l’offertoire : « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’alliance, que nous soyons unis à sa divinité de celui qui a pris notre humanité ». En assimilant le pain eucharistique, nous sommes assimilés, rendus semblables, à sa divinité. L’Eucharistie est remède à notre mortalité, elle est gage d’immortalité. C’est avec cette foi en l’incarnation que je vous invite à vivre l’eucharistie que nous allons célébrer.

Je passe au troisième siècle avec Tertullien. Tertullien est un africain qui s’est converti adulte au christianisme et qui va laisser une œuvre très importante.

On ne sait pas les origines de l’Eglise africaine. Le premier témoin que nous en avons est une comparution de martyrs dans une bourgade près de Carthage à la fin du second siècle, mais c’est dans la capitale de la province que le christianisme va s’implanter et rayonner. Au troisième siècle l’Eglise africaine comptera près de deux cents évêchés.

Tertullien écrit en latin. Jusqu’ici toute la littérature chrétienne est en grec, y compris le Nouveau Testament et l’œuvre d’Irénée, évêque de Lyon. Le latin de Tertullien est celui d’un érudit, d’un homme extrêmement cultivé, immergé dans les milieux aisés de Carthage. Un de ses premiers ouvrages est l’Apologétique, qui est un chef d’œuvre. Il ironise sur les contradictions romaines : on ne veut pas traquer les chrétiens, mais quand on les arrête on les condamne. Pourquoi ne pas les poursuivre s’ils sont coupables et pourquoi les condamner s’ils sont innocents ? interroge Tertullien. Par ailleurs, c’est lui qui, à la fin de l’Apologétique, a la célèbre formule : « Le sang des martyrs est semence de chrétiens ». Mais Tertullien a écrit dans toutes les directions. Il rédige sur le baptême et la pénitence et, comme Irénée, mais à sa manière, il lutte contre la gnose et Marcion. A noter qu’il rédige, à la fin de sa vie, un traité majeur sur la trinité. C’est lui qui fixe la terminologie latine avec « persona » et « substantia ». Un véritable coup de génie ! Tertullien passera au montanisme et cela le coupera de l’évêque de Carthage. Mais il faudrait être bien plus documenté que nous ne le sommes pour décrire cela avec justesse.

Au milieu du troisième siècle, on a à Alexandrie Origène. Peu d’œuvre ont eu autant que rayonnement que celle d’Origène. Fils de martyr il est un passionné du Christ et des Ecritures. Il recueille le maximum d’éditions de l’Ancien Testament et commente inlassablement les textes avec une méthode originale, qui fait école, la méthode allégorique. Par ailleurs, il rompt avec l’évêque d’Alexandrie et vient se réfugier à Césarée en Palestine. C’est là qu’arrêté pendant la persécution de Dèce il est très cruellement torturé, mais il ne meurt pas et n’est donc pas considéré comme martyr. Plus tard son œuvre sera l’objet de graves controverses, qui terniront sa mémoire.

Un petit demi-siècle après Tertullien on a à Carthage un très grand évêque, Cyprien, qui meurt martyr au cours de la persécution de Valérien. Cyprien a laissé plusieurs traités et une importante correspondance. Il est intervenu de manière décisive sur la question des lapsi. Beaucoup, en effet, avait sacrifié au moment de la persécution de Dèce et une fois la persécution passée demandaient leur réconciliation. La gravité de leurs actes et leur nombre a engendré de difficiles débats, dans lesquels Cyprien a pris sa part avec équilibre et modération. Nous aborderons cela dans une autre conférence.

Bien sûr, pour les second et troisième siècles, il faudrait citer bien d’autres noms, mais je ne peux pas ne pas mentionner ce qu’on appelle la littérature « canonico-liturgique ».

Jésus n’avait rien organisé et ce sont les chrétiens eux-mêmes qui durent se donner des règles de vie commune et, aussi, une liturgie. Cela ne s’est pas fait en un jour ! Par exemple, la mise en place du catéchuménat, la préparation des adultes au baptême, a connu beaucoup d’évolutions. Nous verrons cela dans la prochaine conférence. Ainsi pour répondre aux nécessités de la vie communautaire sont nés des ouvrages fixant des règles. Cela est intervenu très tôt. Existe un ouvrage que l’on appelle la « Didaché » dont la première édition remonte à la fin du premier siècle. C’est encore très bref. Plus tard cela se développera considérablement, mais l’orientation est prise. A titre d’exemple, je cite la recommandation du jeûne pour celui qui va être baptisé et pour celui qui va le baptiser !

C’est vraiment un simple survol que je viens de faire. Mais cette première littérature chrétienne est très attachante. J’en recommande une lecture guidée. Vouloir la découvrir par soi-même est trop difficile. Mais si vous en avez la possibilité n’hésitez pas : lisez Ignace ou Irénée, Tertullien ou Origène !

Sixième conférence : le baptême.

Bien sûr, aujourd’hui comme hier, le baptême est au fondement de la vie chrétienne. Cependant, dans l’Antiquité, le fait qu’il est massivement donné à des adultes, qui se convertissent, lui donne un relief très particulier. C’est pourquoi je tiens à en faire le sujet d’une conférence.

Comme toujours, il faut commencer par le Nouveau Testament et, particulièrement, par les Actes des Apôtres. Dans les Actes le baptême est donné très vite. Il y a, souvent, une brève instruction, on dira une « catéchèse », et une confession de foi et le baptême est donné. C’est le cas à Pentecôte. A la suite du discours de Pierre, les gens, touchés par sa prédication, disent : « Quel faut-il faire ? » Et Pierre répond : « Faites-vous baptiser au nom de Jésus ». Luc précise que trois mille personnes furent baptisées ce jour-là. Et donc après une seule instruction, celle de Pierre.

On retrouve cela avec Paul, qui, conduit à Damas, est très vite baptisé. Mais déjà Philippe avait baptisé l’eunuque éthiopien à peine instruit par son commentaire d’un texte d’Isaïe. Voyant un endroit convenable pour le baptême, l’éthiopien dit à Philippe : « Qu’est-ce qui empêche que je sois baptisé ? » Et aussitôt lui et Philippe descendent dans l’eau et Philippe le baptise. Lors du deuxième voyage missionnaire de Paul, ce sera aussi rapide avec Lydie et avec le geôlier de Philippes.

A Césarée, lorsque Pierre baptise le premier païen sans le circoncire, c’est parce que Corneille et les siens viennent de recevoir l’Esprit Saint. Comment, alors, ne seraient-ils pas baptisés ! Et la catéchèse se fait après !

Avec la Didaché, dont j’ai parlé dans la précédente conférence, on voit les choses commencer à s’organiser. On ordonne à celui qui va être baptisé de jeûner un jour ou deux auparavant. Attestation d’un préparation encore rudimentaire. Mais les choses vont évoluer au cours du second siècle. Et peu à peu se met en place le « catéchuménat ».

La pratique initiale pouvait difficilement se maintenir. A procéder ainsi les communautés étaient constituées de gens trop peu instruits et, à vrai dire, on va passer d’un extrême à l’autre. Dés le début du troisième siècle la « Tradition apostolique », un de ces textes « canonico-liturgiques » que nous avons brièvement décrits la fois précédente, prescrit trois années de catéchuménat avec plusieurs étapes. Trois années c’est beaucoup, surtout en comparaison de ce qui se faisait dans les commencements où l’on était baptisé presque tout de suite.

Celui qui désire être baptisé est accompagné le matin, très tôt, au moment où la communauté se réunit pour la prière et il est présenté à un prêtre qui l’interroge sur sa situation et son désir d’être baptisé. Si l’examen est positif, la personne est introduite dans le groupe des « audientes » et régulièrement elle va suivre un enseignement, accompagné d’exorcismes. L’exorcisme joue, en effet, un rôle très important dans la préparation baptismale. Au bout de trois ans, il y a un nouvel examen. Cette fois, la personne est accompagnée d’un témoin, qui va pouvoir se porter « garant » de sa vie droite et qu’elle est prête à recevoir le baptême. Alors la préparation s’intensifie par de nouveaux enseignements, de nouveaux exorcismes et des jeûnes jusqu’à la célébration du baptême.

Peu à peu les baptêmes se sont concentrés sur Pâque, sur la vigile pascale, et c’est l’évêque qui baptise. Par ailleurs, la liturgie baptismale s’est enrichie de rites nouveaux, en particulier d’une onction pré-baptismale, d’une imposition des mains, d’une onction post-baptismale et du revêtement du vêtement blanc, l’aube.

Le catéchumène descend dans l’eau, nu, qu’il soit homme ou femme, et répond aux trois interrogations de l’évêque : « Crois-tu ? » Après avoir dit : « Je crois », il est enfoncé par l’évêque dans l’eau, tête comprise. La troisième fois il ressort de la piscine, à l’opposé de son entrée dans l’eau, et là il reçoit l’onction. D’abord de la part du prêtre sur le corps, puis de la part de l’évêque sur la tête. Puis il est revêtu de l’aube.

Les néophytes, ceux qui viennent d’être baptisés, quittent le baptistère et vont dans l’église, toute proche, où les fidèles les attendent pour l’eucharistie. Leur entrée dans l’église est un moment festif. On les acclame ! Et pour la première fois, ils ne sont plus renvoyés à la fin de la liturgie de la Parole, mais participent à l’eucharistie.

Au quatrième siècle il y aura un profond réaménagement. Tout commence alors par la « nomendatio ». Peu de temps après l’épiphanie, on vient « donner » son nom. Un prêtre fait l’inscription après un interrogatoire et c’est ainsi que l’on est « inscrit ». Dès le début du carême commence la catéchèse, faite par l’évêque ou par un prêtre apte à cette fonction. On a conservé les catéchèses de l’évêque de Jérusalem, Cyrille. Elle représente un volume très important d’enseignement. De fait, à cette époque à Jérusalem, le catéchuménat dure tout le carême, et chaque jour il y a trois heures d’instruction à quoi s’ajoutent les exorcismes et les temps de prière. Je vous fais remarquer que mes conférences durent un quart d’heure : douze fois moins que les catéchèses de Cyrille !

Les chrétiens étaient ainsi véritablement formés. Mais une telle organisation en dissuadait beaucoup de demander le baptême, d’autant qu’après le baptême le pardon des péchés graves était très difficile. Beaucoup se faisaient, donc, baptiser sur leur lit de mort. Ca a été le cas de Constantin, le premier empereur chrétien. Mais, du coup, la masse des catéchumènes ne cessait de gonfler et devenait plus importante que celle des baptisés. C’est ce qui a conduit l’Eglise à baptiser les petits enfants.

Dans les familles chrétiennes on ne baptisait pas, alors, les enfants sauf en cas de danger de mort. On est très bien renseigné là-dessus par les Confessions d’Augustin, qui précise que sa mère, à la naissance, l’avait « assaisonné », l’avait fait catéchumène par le rite du sel. C’est ainsi qu’Augustin sera baptisé bien plus tard à Milan par l’évêque Ambroise.

Sur la fin de l’Antiquité, au Ve siècle, se produit une autre évolution décisive. Au départ le christianisme est un phénomène urbain, même si très tôt des campagnes ont pu être touchées. Mais au Ve siècle, s’organisent les églises rurales, les futures paroisses. Elles sont animées par un prêtre. Jusqu’ici l’évêque était le ministre ordinaire des chrétiens, maintenant se produit un éloignement de l’évêque et des fidèles, qui vont être en contact direct avec les prêtres des paroisses, qui vont célébrer les baptêmes.

On va, dans un premier temps, et pendant longtemps, conserver la structure initiale. Le prêtre baptise, fait l’onction presbytérale et le néophyte participe à l’Eucharistie. Mais, en Occident, on tient à l’intervention de l’évêque dans le processus sacramentel et on interdit au prêtre de pratiquer l’onction sur la tête que l’on réserve donc à l’évêque. C’est ainsi que l’on va parler de « confirmation ». Dans une première étape, ce sont les baptisés qui iront vers l’évêque pour recevoir l’achèvement de l’onction, puis, plus tard, ce sera l’évêque qui se déplacera vers eux et fera l’onction épiscopale à tous ceux qui, lors d’une visite pastorale, ne l’auront pas encore reçue.

Plus tard, au cours du Moyen Age, on supprimera l’eucharistie post baptismale. Le fait que des bébés communient était devenu choquant.

J’ai beaucoup simplifié les choses ! Entrer dans les détails dans le cadre de ces conférences est impossible, mais retenez l’essentiel. Que rien n’est figé dans l’histoire de l’Eglise et qu’ainsi chaque époque doit aménager les choses selon ce qui convient. C’est à la suite du concile Vatican II que l’on a restauré le catéchuménat, qui avait disparu depuis des siècles.

J’ajoute quelques mots à propos de la pénitence. Initialement après un péché grave mettant en cause la grâce baptismale, il n’y avait pas de pardon possible. Deux passages de la « lettre aux Hébreux » l’attestent clairement. Mais, peu à peu, cela est apparu insupportable ! On ne pouvait plus dire à un chrétien qui demandait pardon et réconciliation : « Désolé ! Nous, on ne peut rien pour toi ! Débrouille-toi tout seul. Peut-être que le Seigneur prendra pitié de toi. » Et donc, à Rome, au milieu du second siècle, se met en place ce qu’on appelle « la pénitence antique ». La procédure était la suivante. On allait voir l’évêque, on lui demandait d’être inscrit parmi les « pénitents ». Lors des assemblées d’Eglise, le groupe des pénitents était rassemblé sur le seuil de l’église et l’évêque au cours de la célébration s’allongeait au sol pour implorer la miséricorde divine et toute la communauté priait pour le salut des pécheurs. Qui, au moment de la liturgie eucharistique, étaient renvoyés en même temps que les catéchumènes. L’aveu du péché était privé, fait seulement à l’évêque, mais la demande de pardon était publique parce qu’ecclésiale et liturgique. Bien entendu cette pénitence publique était accompagnée d’une pénitence privée, faite par le pénitent, avec des jeûnes, des prières et des aumônes. En occident, cela pouvait prendre des mois ou des années. Mais, en orient, Basile de Césarée évoque des pénitences de trente ans !

En fait, comme le baptême d’adultes, le système a fini par se bloquer et la pénitence antique laissera place, au haut Moyen Age à ce qu’on appelle la pénitence tarifée, l’ancêtre de notre confession.

Déjà au milieu du IIIe siècle, lors de la persécution de Dèce qui avait vu un très grand nombre de reniements, le système avait été très secoué et, nous l’avons déjà mentionné, il a fallu toute l’autorité et la pondération d’un Cyprien pour surmonter la crise. Face aux laxistes, qui voulaient éliminer toute pénitence, et face aux rigoristes qui voulaient éliminer toute réconciliation, Cyprien imposera une pénitence débouchant sur une réconciliation.

J’en termine ! Retenez qu’au long de son histoire l’Eglise a toujours su s’adapter et favoriser la miséricorde. Cela a parfois était difficile. Je pense qu’aujourd’hui la situation des divorcés remariés relève de ce cas de figure et qu’un jour l’Eglise saura dénouer le problème.

Septième conférence : l’organisation de l’Eglise.

La seule structure laissée par Jésus a été le groupe des Douze. Ils sont mentionnés dans les Actes, mais c’est Pierre qui domine la scène. Plus tard est constitué, à l’initiative des Douze, le groupe des Sept. Il faut laisser à ces titres, les Douze, les Sept leur indétermination. Il faut éviter de parler des « douze apôtres », et plus encore des « sept premiers diacres ».

L’expression « douze apôtres » est propre à Luc et bien d’autres que les Douze ont été apôtres. C’est le cas, bien sûr, de Paul, mais aussi de Barnabé et de Silas, l’adjoint de Paul lors du second voyage missionnaire. Quant au Sept, ils n’exercent en rien une fonction diaconale. Etienne et Philippe, les deux seuls dont nous savons quelque chose, sont des prédicateurs de l’évangile, l’un à Jérusalem, l’autre en Samarie.

La première structure que l’on voit émerger dans l’Eglise est la triade « apôtres, prophètes, docteurs ». On a cela chez Paul. L’apôtre est un envoyé, un prédicateur délégué par une Eglise pour la mission. On en voit clairement l’institution à Antioche pour Barnabé et Paul lorsqu’ils sont envoyés à Chypre lors du premier voyage missionnaire. Les prophètes et les docteurs sont des ministres sédentaires, liés à une communauté particulière. Il est difficile de distinguer les fonctions de prophète et de docteur. Cependant, on devine que la fonction de prophète a un statut plus élevé et que, donc, le prophète joue un rôle de gouvernement. Cependant le trait caractéristique de ces premiers ministères est que leur exercice est très communautaire.

Bientôt cependant vont apparaitre d’autres fonctions. D’abord, celle de « presbytre », qui veut dire « ancien ». C’est un décalque de la structure synagogale. Les communautés juives étaient gouvernées par un groupe d’anciens. Il n’est pas étonnant que les chrétiens aient repris la terminologie juive. Dans les Actes, Paul, qui porte la collecte à Jérusalem, convoque à Milet les « anciens » d’Ephèse et leur fait ses recommandations. Mais, dans les communautés plus marquées par l’hellénisme, on voit apparaître des « épiscopes » et des « diacres ». Il y a une assez nette distinction entre les deux fonctions : les « épiscopes » enseignent et gouvernent, les « diacres » prennent en charge les biens matériels et la solidarité. Mais, ils peuvent être, aussi, les délégués de la communauté auprès d’autres communautés. Plus tard, vers la fin du premier siècle, les deux structures, celle d’origine juive et celle d’origine hellénistique, ont fusionné et l’on a eu la triade « épiscope-presbytre-diacre ». Elle remplace progressivement la structure originelle « apôtre, prophète, docteur ».

Au départ, les « épiscopes » formaient un collège, à l’image des « presbytres », à la manière du groupe des « anciens » des synagogues, mais une très importante évolution va se produire. Bientôt, pour chaque communauté, il n’y aura plus qu’un seul épiscope : on pourra, alors, parler d’« évêque », entouré d’un « presbytérium », d’un groupe de « presbytres », les « prêtres », et assisté de « diacres ». Cela est clairement exposé dans les lettres d’Ignace d’Antioche. On peut même dire que c’est « théorisé ». Ignace fait de l’évêque le véritable chef de la communauté, qui donc a une tête bien identifiée. C’est ainsi que l’on parle d’« épiscopat monarchique ». Et, de fait, tout va passer par l’évêque. Mais, dans l’Antiquité, l’évêque agit en permanence en collaboration et a soin d’être très proche de sa communauté. Je prends un exemple, que je développe.

Pendant la persécution de Dèce, avant même qu’elle se déclare, Cyprien avait quitté Carthage et s’était caché. Certains lui en feront le reproche, mais cela a permis à son Eglise de conserver son chef dans ces circonstances tragiques. A Rome, l’évêque Fabien avait été arrêté au début de la persécution et il était mort en prison. Pendant le long mois, l’Eglise romaine a été gouvernée par un groupe de prêtres et quand, enfin, on a élu un nouvel évêque, cela a provoqué un schisme.

Je reviens à Carthage, à Cyprien. En raison de la durée de la persécution et des dégâts qu’elle avait fait dans les rangs du clergé est venu le moment où il a fallu procéder à des ordinations. Cyprien, éloigné de Carthage, choisit quelques hommes de bonne réputation et les ordonne lecteurs pour qu’un jour ils soient prêtres. Cependant, il a bien conscience que cela n’est pas tout à fait normal. Un tel choix aurait dû se faire en communauté. Et donc Cyprien écrit à son Eglise, l’Eglise de Carthage, et se justifie d’avoir dû passer outre aux règles ordinaires. On a là un bel exemple d’exercice de la fonction épiscopale. L’évêque prend ses responsabilités, mais il est très conscient de la nécessité du lien concret et vivant avec la communauté.

Les Eglises, dans l’Antiquité, sont chacune l’Eglise du Christ. Chacune est l’Eglise catholique en un lieu particulier et c’est la communion de toutes les Eglises qui fait l’Eglise, l’Eglise universelle. Cette réalité de l’Antiquité est une vérité pour aujourd’hui. L’Eglise n’est pas comme la République française avec ses départements et ses préfets et un ministre de l’Intérieur qui les dirige. L’Eglise est communion, communion d’Eglises, toutes locales. Cependant il y a une Eglise qui a un rôle particulier, l’Eglise de Rome et son évêque, auquel on réservera le nom de « pape » : dans l’Antiquité, il est porté par tous les évêques. L’Eglise de Rome et son évêque ont la charge d’assurer la communion.

Nous l’avons dit, l’épiscope devenu évêque est le chef de sa communauté. Et, c’est en tant que tel qu’il participe aux conciles, c’est-à-dire aux réunions d’évêques. Ils ont été très nombreux. On estime leur nombre à 10 000 dans l’Antiquité. Ces réunions sont locales et peuvent être très fréquentes. Cyprien, en tant qu’évêque de Carthage, la capitale de la Province, exerce la fonction de métropolitain et réunit des évêques de la Province d’Afrique deux fois par an, une fois au printemps et une fois à l’automne. C’est le rythme de la conférence épiscopale française aujourd’hui.

Dans l’Antiquité il y a une véritable culture de la collégialité. Jamais un évêque ne comprend son Eglise comme un groupe fermé sur lui-même et l’on communique beaucoup. Outre les réunions, il y a les lettres et l’envoi de délégués. J’ai déjà dit qu’originellement les diacres avaient ce rôle.

Au début du second siècle, au plus tôt - il faudra du temps pour que cela se généralise - on a la triade « évêque-prêtre-diacre ». Mais, d’autres fonctions existaient et peu à peu elles vont s’institutionnaliser. La croissance des communautés, très importante dans les grandes cités, va jouer dans le sens d’une complexification de la structure ecclésiale.

Dans les premiers temps apparaît la fonction de « lecteur ». C’est ainsi que l’on entrait dans la « cléricature », car déjà s’était mis en place la distinction, appelée à se renforcer, entre clercs et laïcs. C’est ainsi que Basile de Césarée devient lecteur avant d’être ordonné prêtre. Plus tard, à la mort de l’évêque Eusèbe, il deviendra évêque. C’est ce qu’avait fait Cyprien : il avait ordonné lecteurs de jeunes clercs en vue de les ordonner plus tard prêtres.

En fait, souvent, après le lectorat, on devenait ou diacre ou prêtre et, à moins de devenir évêque, on le restait. Cependant, Jean Chrysostome a vécu toutes les étapes du parcours : il a été lecteur, puis, diacre, puis prêtre, puis évêque. A noter que lorsqu’au milieu du Ve siècle, Léon le grand est élu évêque de Rome, il est alors diacre.

Petit à petit le parcours d’ordinations se met en place, on vient de le voir avec Jean Chrysostome, mais jusqu’à la fin du IVe siècle, des exceptions existent. C’est ainsi que saint Ambroise devient évêque de Milan alors qu’il n’est encore que catéchumène ! Le prédécesseur de Jean Chrysostome sur le siège de Constantinople, Nectaire, sera dans le même cas.

L’évêque joue un rôle déterminant dans le choix des ministres : lecteurs, diacres ou prêtres. Cependant, nous l’avons dit avec Cyprien, il prend soin de consulter. Les évêques, eux, sont normalement choisis par acclamation. L’expression « vox populi, vox Dei » concerne l’élection des évêques.

Assez peu de temps après son baptême Cyprien avait été ordonné prêtre, mais à la mort de l’évêque les chrétiens de Carthage font le siège de sa maison et lui impose d’être leur évêque. Pour Ambroise, les choses se sont passées de manière plus étonnante encore. Après la mort de l’évêque Auxence, qui était arien, on se réunit dans la plus grande des basiliques de Milan pour désigner l’évêque. Comme Ambroise, qui était alors gouverneur de la province, craignait des mouvements de foule il était venu avec des soldats pour surveiller et encadrer la foule. C’est alors qu’un enfant se mit à crier : « Ambroise évêque ! » et toute la foule réclama Ambroise comme évêque. C’est ainsi qu’Ambroise est devenu évêque !

Basile de Césarée est devenu évêque de manière plus ordinaire, par une désignation lors d’une importante réunion d’évêques, du clergé et de la communauté de Césarée. Mais, c’est lui qui désignera son frère, Grégoire de Nysse, et son ami, Grégoire de Nazianze, comme évêques. Augustin, lui, sera choisi comme prêtre par l’évêque d’Hippone, puis sera son coadjuteur et, à sa mort, lui succèdera.

Il faut ajouter que ces assemblées d’élection épiscopale pouvaient être chaudes. Pour l’élection du pape Damase, au milieu du IVe siècle, les échauffourées entre les deux partis rivaux ont fait plus de cent morts. On comprend que quelque temps plus tard le préfet de la Province de Milan, Ambroise, ait pris la précaution d’être là. Et c’est ainsi que, de manière totalement imprévue, il est devenu évêque.

S’il y a eu un parcours ordinaire, celui de ces assemblées d’église, il y en a eu bien d’autres. J’en ai cité quelques-uns. On peut ajouter une désignation très particulière, celle par l’empereur. Cela a été le cas pour Nectaire et Chrysostome en tant qu’évêques de Constantinople. Faut-il aujourd’hui revenir aux assemblées d’Eglise choisissant leur évêque ? Probablement pas ! Mais on peut, sans doute, s’en inspirer, en tenant compte des réalités de notre temps. Il reste qu’on ne peut guère imaginer le préfet de Vaucluse devenir, par acclamation dans Notre-Dame des doms, évêque d’Avignon !

Je n’ai rien dit sur les ministères féminins et sur le rôle des femmes dans les communautés chrétiennes de l’Antiquité. En fait, massivement, la cléricature concerne les hommes. Cependant, en Orient, il y a eu des « diaconesses », qui n’étaient pas un doublon féminin des diacres, mais exerçaient un ministère particulier non dénué d’importance. Ainsi Olympias, la grande amie de Jean Chrysostome.

Nous sommes en synode et les questions d’organisation de notre vie communautaire sont en débat. Je vous souhaite un débat de fond et fructueux. Vécu dans la fraternité et le respect de chacun.

Huitième conférence : le IVe siècle.

Il m’est arrivé de déborder sur les siècles postérieurs, mais pour l’essentiel mon exposé a concerné les second et troisième siècles. Dans cette dernière conférence, je voudrais brosser un tableau général du IVe siècle qui a été pour l’Eglise un moment clef de son histoire.

Au troisième siècle l’Empire avait failli être emporté par une série d’invasions, notamment celle des Goths, la rivalité avec l’Empire perse et les usurpations militaires. Quelques empereurs à poigne réussirent à le sauver. On peut citer Aurélien. A la fin du siècle, Dioclétien, nous l’avons déjà évoqué, avait établi la « tétrarchie », un gouvernement à quatre : deux Augustes et deux Césars qui avait stabilisé les choses. Mais le mode de succession choisi par Dioclétien s’est très vite révélé inadapté et en fait on est revenu à la monarchie unique au profit de Constantin. Après avoir éliminé ses rivaux en Occident, il liquide, en 324, Licinius qui avait fait de même en Orient.

Toute une historiographie, marquée par le laïcisme, a déformé la figure de Constantin et a donné de son adhésion au christianisme une interprétation biaisée. En fait, il faut dire que Constantin est devenu chrétien comme, ordinairement, on devient chrétien : par cheminement personnel, marqué par des rencontres dont certaines ont dû être décisives.

On l’a dit, le père de Constantin, Constance Chlore, sans être attiré par le christianisme, avait répugné à persécuter les chrétiens. Constantin, lui, au départ, est un païen porté vers Apollon, le Dieu-Soleil. Mais, probablement en 312, en Gaule, juste avant sa conquête de l’Italie sur les troupes de Maxence, il adhère intérieurement, et donc secrètement, au christianisme. La première manifestation publique de ce choix nouveau est qu’il fait inscrire le chrisme : le Chi et le Ro entrecroisés, premières lettres du mot « christ », sur les boucliers de ses soldats lors de la bataille du pont Milvius, juste avant son entrée victorieuse dans Rome. A partir de là Constantin manifestera toujours plus son soutien au christianisme.

D’abord il rencontre à Milan, début 313, son collègue Licinius et ils s’entendent sur la fin des persécutions des chrétiens. C’est ce qu’on appelle, à tort, l’édit de Milan. Mais, très vite Constantin va aller plus loin. Il va intervenir dans les affaires de l’Eglise. Pour régler le conflit qui déchirait l’Eglise d’Afrique, ce que l’on appelle l’affaire donatiste, il convoque à Arles un concile. On ne s’étonne pas assez de cette extraordinaire innovation : un empereur qui convoque un concile ! Et dix ans plus tard, après sa conquête de l’Orient, il fera de même en convoquant en 325 le concile de Nicée, le premier concile oecuménique.

Constantin n’imposera pas le christianisme à l’Empire. Il se contentera de favoriser l’Eglise. Cependant, il éduque ses fils dans la foi chrétienne et à sa mort son choix personnel ne sera pas remis en question. Certes, après le règne de son fils Constance, il y aura le règne bref, et pathétique, de son neveu Julien l’apostat, mais cela sera sans suite et tous les autres empereurs seront chrétiens. Cela a été décisif.

Sans doute Constantin avait une pensée politique. Il avait une envergure intellectuelle de haut niveau ! Mais il ne s’est pas converti pour faire l’Empire chrétien. C’est l’inverse qui est vrai : devenu chrétien, il a favorisé le passage de l’Empire au christianisme. Ce sera réalisé avec Théodose à la fin du IVe siècle. On pourra parler, alors, mais alors seulement, d’un Empire chrétien.

Même s’il a été baptisé sur son lit de mort, et par un évêque arien, il ne faut pas douter de la foi de Constantin. Elle était réelle et sincère. Ceci dit, Constantin, qui était un homme affable et au tempérament parfaitement équilibré, ne s’est pas toujours conformé aux exigences chrétiennes. Il a, tout de même, fait exécuter son beau-père, son beau-frère, sa femme et un de ses fils. Ca fait beaucoup ! L’Eglise orthodoxe a sans doute tort d’en faire un saint.

Tout au long du IVe siècle, le christianisme a beaucoup progressé dans l’Empire, en particulier en Occident où il était encore très peu implanté. C’est alors qu’a véritablement commencé la mission chrétienne dans nos régions. Mais, sur ce fond d’expansion chrétienne, qu’il ne faut jamais perdre de vue, deux événement majeurs se sont produits : la crise arienne et l’expansion du monachisme.

La crise arienne a été un événement très grave, un des plus graves de l’histoire de l’Eglise. On peut dire que dans cette crise l’identité de l’Eglise était en question. Je vais décrire assez sommairement les choses en entrant cependant, un peu, dans les détails.

Au début des années 320, à Alexandrie, en Egypte, un prêtre du nom d’Arius se mit à prêcher que le Fils de Dieu était une créature. Certes, une créature très particulière, puisqu’il est le Créateur de toutes les autres, mais néanmoins il n’était pas éternel, comme le Père. L’expression phare était : « Il y eu un temps où le Fils n’était pas ». Après quelques hésitations l’évêque d’Alexandrie, Alexandre, condamna Arius, qui s’enfuit d’Egypte et trouva refuge un peu partout en Orient. C’est ainsi que les Eglises se divisèrent. Et c’est cette situation que Constantin découvrit en arrivant en Orient. Très vite, nous l’avons dit, il convoque un concile à Nicée pour que l’Eglise parle d’une seule voix.

De fait le concile de Nicée fut un événement spectaculaire et on y condamna Arius, qui fut envoyé en exil avec quelques uns de ses soutiens. On aurait pu donc penser que le problème était réglé. En fait pas du tout et le conflit ne va pas cesser de rebondir.

La difficulté était qu’on avait utilisé à Nicée le terme « homosousiuos » pour dire l’unité du Père et du Fils, mais pour beaucoup on était allé trop loin. En parlant ainsi on était tombé, disait-on, dans le modalisme, dans la confusion des personnes du Père et du Fils. De plus, le vocabulaire de Nicée n’était ni homogène ni précis quant à l’usage des mots essentiels, ousia et hypostasis, les mots qui plus tard permettront d’affirmer à la fois l’unité de nature et la distinction des personnes.

A la mort d’Alexandre, son diacre, Athanase, qui était présent à Nicée et s’y était fait remarquer, est élu évêque d’Alexandrie. Athanase est véritablement génial, mais, en même temps, il est un personnage très clivant et les soutiens d’Arius vont le poursuivre jusqu’à obtenir de Constantin son exil en Gaule.

Constantin n’a jamais renié la doctrine de Nicée, mais il a voulu se réconcilier ses adversaires. De là beaucoup d’ambiguïtés dans son comportement et cela va s’aggraver sensiblement avec son fils Constance, qui finira par persécuter les nicéens. Il convoque en 361 un concile à Constantinople, à suite duquel il veut imposer à tout l’Empire une formule arienne, modérée certes, mais vraiment arienne.

Cependant Constance meurt peu après et le conflit rebondit. C’est à cette époque que vient dans le débat la question du Saint Esprit. Athanase met tout de suite les choses au point, mais les années passent et après bien des complications de toutes sortes, son héritage se transmet à ceux qu’on appelle les « cappadociens », Basile, l’évêque de Césarée, et son grand ami Grégoire de Nazianze. C’est eux qui mettent au point la formulation orthodoxe de la Trinité, qui est validée par le concile œcuménique de Constantinople que Théodose convoque en 381. C’est de là que vient notre symbole de « Nicée-Constantinople », où désormais nous ne disons plus « de même nature que le Père », mais « consubstantiel au Père ». On retrouve l’homoousios de Nicée !

La crise arienne a été une crise doctrinale de première grandeur, qui touche l’identité même de la foi chrétienne. Etre chrétien, c’est affirmer la pleine divinité du Fils, qu’il est parfaitement égal du Père, tout en en étant distinct. Mais, ça été aussi une crise ecclésiale très grave. Beaucoup d’évêques ont été chassé, puis rétablis sur leurs sièges. Athanase bat tous les records : il a été exilé cinq fois !

Tout cela se passe néanmoins sur fond d’expansion chrétienne continue et forte et, en même temps, s’étend le monachisme né en Egypte à la fin du IIIe siècle.

Antoine est le premier à avoir quitté la ville pour le désert. Il a vécu cela par étapes, mais très vite il a eu des disciples et des imitateurs. Au départ, ils étaient tous solitaires, « ermites ». « Ermite » vient du grec « érémos » qui signifie « désert ». « Moine » vient de « monos » qui désigne la solitude. Cependant, en raison de leur nombre, car il y a eu des milliers de moines, ils finirent par se grouper et à vivre, plus ou moins en communauté ; on parle alors de « cénobites » : ceux qui vivent ensemble. C’est alors qu’en parallèle aux « apophtegmes », les propos des Pères du désert, qui souvent sont très savoureux, on a vu naître des règles de vie.

Après l’Egypte le monachisme se répand en Syrie-Palestine. C’est ainsi que Chrysostome, qui vit à Antioche, se retira un temps dans les monts qui entourent la ville. C’est ainsi, aussi, que Basile de Césarée, avant d’être évêque, organise des communautés monastiques et laisse une oeuvre très importante sur la vie « ascétique », que l’on appelle aussi la vie « philosophique ». C’est être « philosophe » que se consacrer à la prière et à l’ascèse.

Saint Jérôme venu de Rome, s’installe lui à Bethléem et sèmera ainsi les premiers germes du monachisme pour l’Occident. Augustin, lui-même, vient à Hippone avec un projet de vie communautaire, mais, l’évêque, nous l’avons dit, l’en détourne et le fait prêtre pour qu’un jour il lui succède.

C’est au début du Ve siècle que le monachisme naît en Provence avec le monastère fondé par saint Honorat à Lérins. Lérins aura un très grand rayonnement sur la région et dans toute la Gaule. Cependant, déjà, au IVe siècle, saint Martin de Tours avait fait exister le monachisme en Gaule. Il y aura des centaines de moines pour ses obsèques !

Je conclus ainsi. De manière un peu abrupte.

Je me suis efforcé au cours de cette neuvaine de vous brosser un tableau de l’Antiquité chrétienne. Les Pères sont sources vives pour nous et ils nous portent à dépasser nos prétentions modernes. J’aime me répéter la phrase d’Elie qui marche vers l’Horeb et qui confesse : « Je ne suis pas meilleur que mes pères ! » On peut dire, aussi, qu’assis sur les épaules des géants de la foi, nous qui sommes des nains, nous voyons plus loin qu’eux !

Table des matières

  • Première conférence : la sortie du christianisme du judaïsme. 01
  • Deuxième conférence : la rédaction du Nouveau Testament et le canon. 04
  • Troisième conférence : débats doctrinaux et hérésies. 08
  • Quatrième conférence : persécutions et martyres. 11
  • Cinquième conférence : la première littérature chrétienne. 14
  • Sixième conférence : le baptême. 17
  • Septième conférence : l’organisation de l’Eglise. 20
  • Huitième conférence : le IVe siècle. 23