Homélie du Père Doumas

20 mars 2022

La question des « divorcés remariés » est revenue avec insistance dans les carrefours de l’assemblée synodale. En fait, elle revient constamment dans nos conversations. C’est un sujet douloureux. Et beaucoup se sont éloignés de l’Eglise à cause de cela. Dans cette homélie je vais expliquer le plus clairement possible les données du problème. Ce n’est pas simple et je vous demande d’être très attentifs et, aussi, d’accepter de comprendre autrement les choses que vous ne les avez comprises jusqu’ici. Car, je l’ai constaté, beaucoup d’entre vous ont des idées très approximatives sur le sujet.

Que ce soit très clair : il y a la « doctrine » et la « discipline ». La doctrine et la discipline ! Si l’on est clair sur ce point, on pourra avancer, sinon tout sera bloqué ou dans la confusion. Il y a donc la doctrine du mariage et la discipline qui concerne les divorcés. Voyons d’abord la doctrine.

Le point de départ est un dialogue entre Jésus et des pharisiens venus le questionner sur la répudiation. C’est au chapitre 19 de l’évangile de saint Matthieu. Il faut noter que c’est un des rares passages où le ton n’est pas d’emblée polémique. Simplement on demande à Jésus son avis sur la répudiation.

Dans le monde juif, l’homme peut renvoyer sa femme ; c’est ce qu’on appelle la « répudiation ». L’inverse n’est pas possible : la femme ne peut pas renvoyer l’homme. Le débat porte donc sur la répudiation de la femme par l’homme, et non pas sur le divorce.

Les rabbins disputent des conditions du renvoi de la femme. Certains pensent que l’homme peut la renvoyer sous n’importe quel prétexte, d’autres pensent qu’il ne peut la renvoyer que si elle a fait des actes graves. On demande donc à Jésus son avis. Qu’en pense-t-il ? L’homme a-t-il tout pouvoir de renvoi ou bien ce pouvoir est-il limité ? En fait, tout de suite Jésus met en question le pouvoir de l’homme de renvoyer sa femme. Il récuse le principe même de la répudiation. Alors on lui objecte que Moïse a prescrit de donner un certificat de renvoi à la femme répudiée. Ce certificat atteste que son mari a renoncé à ses droits sur elle et qu’elle peut donc être épousée par un autre. Mais, du même coup, le certificat confirme le pouvoir de renvoi de l’homme, le principe de la répudiation. Jésus répond : « Oui ! Moïse vous a concédé cela parce que vous avez le cœur dur, mais à l’origine il n’en était pas ainsi. » Et Jésus cite le texte de la Genèse : « L’homme quittera son père et sa mère, il s’unira à sa femme et ils ne feront qu’une seule chair ». Et Jésus commente le texte en ajoutant : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas. »

Les évangiles ne racontent pas la suite. On ignore la réaction des pharisiens. Sans doute ont-ils été très étonnés parce que Jésus a dit quelque chose d’entièrement nouveau, quelque chose qui n’avait jamais été dit. Il faut donc, d’abord, comprendre ce que Jésus dit lorsqu’il dit « Ce que Dieu a uni ».

Il faut insister très fortement sur le fait que cette affirmation est très neuve et radicale. Cela n’étonne pas de la part de Jésus. Il est coutumier des choses neuves et radicales ! De fait, d’une manière générale, les religions investissent peu sur le mariage. Certes, souvent, sa conclusion est accompagnée d’une prière, mais cela ne va pas très loin. En fait, les religions investissent plutôt sur la législation du mariage. Elles définissent, notamment, des interdits. On pense à Jean-Baptiste dénonçant le mariage d’Hérode Antipas avec la femme de son frère, Hérodiade. Ce qui conduira à sa décapitation. Ou bien, comme en islam, on insistera sur la dot. Mais, avec Jésus, Dieu est placé au centre du mariage : c’est lui unit les époux. On ne se marie pas simplement « devant Dieu », mais on est marié par Dieu. Dieu n’est pas un témoin, mais l’acteur essentiel de l’union. C’est lui qui unit ! L’Eglise interprètera en disant que le mariage est un « sacrement », c’est-à-dire une action de Dieu au travers des paroles de l’homme, celles du consentement. On a cela très concrètement dans la liturgie du mariage catholique. Dès que les époux ont dialogué leur consentement en disant : « Je me donne à toi », le célébrant proclame : « Désormais, vous êtes unis par Dieu dans le mariage ». Littéralement, le mariage catholique est un mariage à trois : l’homme, la femme et Dieu. C’est d’une très grande originalité et c’est très radical. Et cela définit l’« essence » du mariage catholique. Et c’est cela la « doctrine » du mariage.

Tout de suite Jésus tire la conclusion : si Dieu a uni, que l’homme ne sépare pas. C’est clair ! Unis par Dieu, les époux, s’ils obéissent à Jésus, ne doivent pas se séparer, c’est-à-dire doivent vivre ensemble pour toujours. Cependant, sous-jacent à l’ordre donné, il y a l’idée que, même s’ils ne vivent plus ensemble, ils demeurent cependant unis par le mariage, qui demeure, puisque réalisé par Dieu. C’est ainsi que l’Eglise catholique interprète. Elle parle d’« indissolubilité ».

L’Eglise dit que les époux, ni l’homme, ni la femme, séparément ou d’un commun accord, ne peuvent dissoudre leur mariage. Il demeure malgré le fait de leur séparation parce que l’homme n’a pas le pouvoir de détruire ce que Dieu a établi. Et l’Eglise ajoute qu’elle-même ne peut pas dissoudre un mariage, réalisé par Dieu. Elle peut seulement en constater l’éventuelle nullité, en disant : « Il y a eu les apparences du mariage, mais pas sa réalité ». C’est ce qu’on appelle le « constat de nullité ». Il faut absolument éviter le terme d’annulation, qui donne à penser qu’on rendrait nul quelque chose d’existant. Le constat de nullité, c’est le contraire : c’est dire que c’est « nul », que cela n’a pas d’existence, n’a jamais eu d’existence.

On peut faire le parallèle avec le baptême. De même qu’on ne « débaptise » pas, de même on ne « démarie » pas. Pour le baptême, on peut enregistrer le fait que la personne a renoncé aux engagements de son baptême, mais le baptême demeure. De même on peut constater la séparation des époux, mais le mariage demeure.

Ce que Jésus dit en disant que Dieu unit l’homme et la femme qui se marient est le cœur de la doctrine chrétienne du mariage et son fondement. On ne peut pas mettre cela en question. Peut-être pourra-on l’exprimer autrement, mais sur le fond elle ne peut pas être récusée à moins de récuser la parole même de Jésus. Et à partir de là toute une série d’enseignements doctrinaux sont possibles. Il m’est complétement impossible de développer cela dans cette homélie. Et j’en viens donc à ce que j’avais annoncé. Je passe de la « doctrine » à la « discipline ».

Cette frontière que je trace entre la « doctrine » et la « discipline » est loin d’être reçue par tous dans l’Eglise catholique. Beaucoup disent qu’il y a une parfaite continuité entre la « doctrine » et la « discipline ». En effet, beaucoup disent : si le mariage, réalisé par Dieu, est indissoluble, toute personne, qu’il s’agisse de l’homme ou de la femme, qui vit et s’unit à un autre que son conjoint est « adultère ». Et tombe alors la conclusion, qui est, en fait, une sentence : « Puisque la personne est adultère, elle est exclue de l’eucharistie. »

En apparence, c’est imparable, parfaitement logique : s’unir à un autre que son conjoint, c’est selon le sens immédiat des mots être « adultère ». Mais si l’on regarde de plus près on va découvrir des failles ! C’est, maintenant, ce que je voudrais vous montrer.

En fait, l’adultère désigne une personne qui vit avec son conjoint et vit, en même temps, plus ou moins secrètement, une relation avec un autre ou une autre. C’est une situation fondamentalement hypocrite et qui n’a aucune stabilité, qui n’est porteuse d’aucun engagement. Là on est dans une forte contradiction avec les exigences de l’évangile. Et l’on comprend que cela exclut de l’eucharistie. Mais, cela ne correspond en rien avec la situation de celui qui a vécu une rupture et qui, par la suite, a créé une nouvelle relation avec une autre personne, une relation stable et qui, souvent, est féconde. Si des enfants naissent de cette nouvelle union, il convient, c’est un impératif moral, de les éduquer ensemble. Et celui qui vit cela peut vivre dans une grande dignité de vie, avec un engagement chrétien manifeste, aussi bien dans l’éducation de ses enfants que dans l’aide caritative aux pauvres. Il peut même exercer des responsabilités au sein de l’Eglise. Par exemple, être membre du conseil économique de sa Paroisse. Et donc exclure cette personne de l’eucharistie en disant : « elle est adultère » s’apparente à un excès de langage. En tout cas, le mot « adultère » n’est pas convenable pour décrire sa situation.

Cependant, il y a réellement un problème. On ne peut pas ne pas tenir compte de la parole de Jésus : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ». En effet, en se séparant, l’homme et la femme contredisent leur engagement et vont au rebours de l’union réalisée par Dieu. Ils enfreignent très directement le commandement : « Que l’homme ne sépare pas. »

La séparation comme telle est une faute, qui est renforcée par le fait d’une vie commune avec un autre puisqu’elle aggrave la contradiction avec l’ordre de Jésus. Je ne vois pas comment on peut nier cela. Mais, une séparation de couple, si elle fait deux coupables, fait aussi deux victimes. Et l’on ne peut pas raisonner de manière simpliste. En particulier, il n’est pas possible d’ajouter la condamnation à la souffrance. Car la séparation a été un chemin de souffrance, la séparation en elle-même, mais surtout ce qui y a conduit. Et de fait il y a un langage insupportable tenu par certains. On dit - je caricature à peine : « Madame, quand vous étiez avec votre mari, vous étiez très malheureuse. Eh bien, c’était très bien ! Maintenant vous êtes avec un autre homme, vous êtes très heureuse. Eh bien c’est très mal ! » On voit bien par là que tirer de la « doctrine », qui véhicule l’indissolubilité de l’union réalisée par Dieu, la « discipline » de l’exclusion eucharistique pour les divorcés remariés, n’est pas supportable et aboutit à un discours entièrement faux, contraire à ce que vivent réellement les personnes. Il faut bâtir une autre discipline.

C’est là que c’est difficile. En effet, on ne peut pas dire purement et simplement à ceux qui ont quitté leur conjoint et vivent avec une autre personne qu’ils peuvent communier sans problème. Mais, il faut résoudre le problème ! Il faut mettre en place une procédure de réconciliation, de réintégration dans la communauté chrétienne, qui permettra à nouveau l’accès aux sacrements ; car l’eucharistie n’est pas seule concernée, il y a aussi le sacrement de Réconciliation et même l’onction des malades. Mais quelle procédure ? Avec quelles étapes ? Réalisée par qui ? Par l’évêque ? Par le curé ?

Aujourd’hui, à la suite de l’encyclique du Pape François « Amoris laetitia », se mettent en place des cheminements de couples, qui intègrent une démarche pénitentielle, conduisent au sacrement de la Réconciliation et donc à l’Eucharistie. Cela existe, par exemple, sur le diocèse de Lyon. Je suis en contact avec un couple qui vit cela. Mais, cela en reste au stade expérimental et n’existe que très peu dans nos diocèses. Il est juste de demander à l’Eglise, et à l’Eglise diocésaine, que cela existe bien plus largement.

Au long de ses vingt siècles d’histoire, l’Eglise n’a pas cessé d’évoluer. Souvent elle l’a fait avec beaucoup de lenteur. Même sur les sujets les plus essentiels. On a mis un siècle, tout le IVe siècle, pour mettre au point un vocabulaire pour la trinité ! Soyons confiants, mais en même temps n’hésitons pas à exprimer notre souffrance et à demander une juste résolution des situations douloureuses.