Martyr

24 juillet 2023

Festival off d’Avignon – 2023
La petite caserne / 19h15
Texte : Marius von Mayenburg
Mise en scène : Olivier Peigné
Compagnie : Infamily

Le fondamentalisme comme anti-humanisme

Olivier Peigné, comédien, metteur en scène et enseignant au cours Florent, a mis en scène pour cette édition 2023 du festival d’Avignon un texte écrit en 2012 par l’allemand Marius von Mayenburg. C’était pour lui une évidence que de réaliser ce travail avec une troupe d’acteurs amateurs et professionnels autour du thème du fanatisme religieux. Le pitch de la pièce de Mayenburg est extrêmement simple : Un adolescent révolté qui cherche des raisons à son existence et va mettre en danger son environnement familial, scolaire et amical par fanatisme religieux. Le décor est tout aussi simple : on passe sans cesse de l’univers du lycée (table et chaises) à celui du foyer de Benjamin (table et chaises) qui vit seul avec sa mère. Un objet, omniprésent, sert de fil rouge au récit qui tend en se déroulant vers le drame : un livre. Celui de la Bible que Benjamin tient toujours entre ses mains et dont il ne cesse de citer les versets les plus tranchants, les plus violents, les plus radicaux pour affirmer détenir la vérité à la face d’un monde pourri et perdu, condamné à la colère de Dieu et à la damnation, le monde de sa mère divorcée et celui de ses professeurs enseignant la théorie de l’évolution et délivrant des cours d’éducation sexuelle… Ce livre se retrouve, dans une autre édition, dans les mains de sa professeure désemparée face à l’attitude de son élève. Pour mieux le comprendre, elle se met, elle aussi, à l’étude de la Bible. Et ce faisant, menace sa relation de couple. 

MARTYR incarne cette redoutable question philosophique parfois proposée au bac de philo : peut-on, doit-on, tolérer l’intolérable ? La prof de Benjamin refuse de devenir tout aussi intolérante que son élève mais en vain… Il y aussi le prof de religion (nous sommes en Allemagne), personnage assez inconsistant, qui tente, bien maladroitement, de remettre le jeune lycéen dans le droit chemin puis le proviseur qui veut surtout éviter tout conflit mais qui, peu à peu, cède au terrorisme religieux de Benjamin… Ce dernier, magistralement interprété par Gary Hubert, est le centre absolu de l’action. Tout tourne en effet autour de lui (il se fait idole). Son excès de religiosité mal intégrée et mal comprise lui donne un pouvoir sur son ami (handicapé donc rejeté par les autres élèves), sur sa mère et ses professeurs. Il devient un manipulateur et un petit dictateur qui veut imposer à tous sa vision de la Parole de Dieu. Quitte à utiliser violence et menaces… 

MARTYR nous montre le propre de tout fanatisme religieux : la raison n’a plus aucune place aux côtés de la foi. Car à chacun des versets cités par Benjamin pour justifier son radicalisme et sa haine du monde pécheur, on pourrait objecter un autre verset de la Bible allant dans un sens tout différent (ce que tente de faire sa prof), ce qui créerait l’équilibre de la vérité biblique. Benjamin illustre ici le fidéisme (la foi sans la raison, la foi contre la raison), doctrine condamnée par l’Eglise catholique lors du concile Vatican I.

Comment ne pas penser ici à la métaphore par laquelle commence l’encyclique La foi et la raison (1998) du pape Jean-Paul II ? La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité. Benjamin utilise la Bible comme si c’était un catéchisme, ce que n’est pas ce livre extrêmement complexe et nécessitant comme toute œuvre littéraire une interprétation et une remise du texte dans son contexte historique. Surtout, il utilise la Bible comme une arme, comme un moyen d’agresser Juifs, homosexuels etc. Benjamin incarne encore davantage ce que l’on appelle le fondamentalisme biblique. Chaque verset de la Bible étant perçu comme une parole venant directement de Dieu sans aucune médiation humaine, il faut obéir sans discuter, sans chercher à comprendre. Bref, c’est le danger d’une lecture littérale de la Bible, lecture particulièrement populaire au sein des églises/sectes américaines de type évangélique, qui se sont répandues dans le monde entier à coups de dollars, où à la radicalité du discours s’associe « les miracles de guérison », ce que l’on retrouve parfaitement dans ce spectacle. Ne pensons cependant pas que les Eglise traditionnelles (Catholique, Protestantes et Orthodoxes) soient totalement préservées de cette dérive fondamentaliste qui ne peut que déboucher sur le fanatisme. L’intégrisme catholique en est une variante bien contemporaine dans notre pays, c’est le fondamentalisme de la Tradition.

On perçoit bien dans le parcours de ce jeune lycéen comment la religion chrétienne qui prône l’humilité, le service et l’amour du prochain, l’ouverture universelle à tous, peut se travestir en un pharisaïsme orgueilleux qui prend plaisir à condamner et à juger. Ou comment un certain christianisme peut devenir anti-évangélique, opposé aux enseignements du Christ. De cette décision de Benjamin de faire sécession d’avec un monde considéré comme pourri, naît la violence, le désir de supprimer ce monde qui « n’obéit pas à Dieu ». Tout le contraire de ce que le Concile Vatican II (1962-1965) a affirmé dans sa constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps (Gaudium et Spes). Benjamin se présente sous la posture d’un martyr de la foi, mais comme tout fanatique, c’est lui qui martyrise son entourage en refusant tout dialogue, en refusant d’entendre raison. Le drame de ce récit, d’un réalisme saisissant, consiste dans le fait que l’évolution de ce lycéen l’a rendu incapable d’entendre une autre voix que la sienne (les versets de la Bible avec lesquels il assomme son entourage à longueur de journée sont-ils autre chose que la projection de ses propres pulsions ?). La descente aux enfers du jeune homme correspond avec le fait qu’aucun discours rationnel n’a de prise de lui. Benjamin finit par se déshumaniser… Il aurait pu ouvrir sa Bible au chapitre 8 de saint Jean et se laisser toucher par le message de miséricorde de Jésus, venu non pas pour condamner mais pour sauver…

Quant à Jésus, il s’en alla au mont des Oliviers. Dès l’aurore, il retourna au Temple. Comme tout le peuple venait à lui, il s’assit et se mit à enseigner. Les scribes et les pharisiens lui amènent une femme qu’on avait surprise en situation d’adultère. Ils la mettent au milieu, et disent à Jésus : « Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Or, dans la Loi, Moïse nous a ordonné de lapider ces femmes-là. Et toi, que dis-tu ? » Ils parlaient ainsi pour le mettre à l’épreuve, afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus s’était baissé et, du doigt, il écrivait sur la terre. Comme on persistait à l’interroger, il se redressa et leur dit : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre. » Il se baissa de nouveau et il écrivait sur la terre. Eux, après avoir entendu cela, s’en allaient un par un, en commençant par les plus âgés. Jésus resta seul avec la femme toujours là au milieu. Il se redressa et lui demanda : « Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ? » Elle répondit : « Personne, Seigneur. » Et Jésus lui dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. »

P. Robert Culat
Délégué épiscopal à la culture