Pour ne pas bronzer idiot

3 juillet 2011

Jean-Claude Guillebaud, La vie vivante. Contre les nouveaux pudibonds, Les Arènes, 2011, 277 pages, 22 €.
Le dernier livre du journaliste Jean-Claude Guillebaud est passionnant et indispensable à lire pour qui veut décrypter les « nouvelles dominations qui avancent masquées ».
Si c’est avant tout la grande domination de la science et de la technique, c’est surtout celle de l’argent : un néo-libéralisme à outrance qui se cache derrière la soi-disante gratuité d’internet, les experts les plus divers qui pullulent et qui insidieusement entravent notre liberté de pensée (cf. par exemple les coachs de tout type : en santé, diététique, sport, bien-être, etc…), ou encore la marchandisation toujours plus importante de notre corps.

Nomadisme, incertitude, 6ème continent (le virtuel), numérisme, "genre" (gender) dans tous ses états, intelligence artificielle, post- humanisme, santé parfaite : bref, de façon extrêmement rapide et donc bien souvent inintelligible, un nouveau monde s’impose à nous. Il a ses Dieux, ses prophètes (les "technoprophètes"), ses rites, son eschatologie, et le monde scientifique, économico-politique qui bien souvent pactise avec lui.
 
Leur dénominateur commun consiste à vouloir rompre avec "la vie vivante", laquelle fonde notre condition humaine qui repose sur une relation concrète et immédiate au corps, au temps, aux autres.
Sous couvert de progrès, dans sa quête de perfection, la modernité technologique et le "post-humanisme" conduisent à la déréalisation du monde. Ils veulent rompre avec la matière, car la technique ne déçoit pas contrairement aux humains.
 
L’auteur les qualifie de "nouveaux pudibonds", tant ces prophètes du XXIe siècle tiennent en horreur la réalité du corps. En effet si ces pudibonds sont nés avec la révolution sexuelle, ils détestent le corps, fragile, mortel. Paradoxalement, loin de la chair et de l’incarnation, les nouveaux maîtres du Net ont un air de famille avec le manichéisme de la gnose et des cathares.
 
Ainsi les mères porteuses seront-elles bientôt dépassées par les utérus artificiels, ou plus simplement encore par le refus de l’enfant, sans parler, par ailleurs, de la fabrication de chimères, des nanotechnologies, du sport à outrance, des idéaux imposés aux femmes qui ne sont que des corps virtuels, la quête d’immortalité : plus personne n’est invité à aimer et accepter son propre corps et celui des autres, la vieillesse est prise en horreur, quant aux plus faibles et aux moins riches, ils sont toujours plus marginalisés, voire instrumentalisés.
 
Très marqué par l’actuelle crise bancaire, dont les effets sont loin d’être terminés, l’auteur prône l’esprit de résistance contre l’effacement du réel et de la chair, contre cet argent qui régit le monde. Un appel à la beauté de l’incarnation qui n’est pas sans rappeler, dans un tout autre style, le superbe livre de Fabrice Hadjadj, La Profondeur des sexes : Pour une mystique de la chair (Seuil, 2008). Ceci étant dit, rien ne nous oblige à partager l’ensemble des analyses de Jean-Claude Guillebaud.
 
Voilà donc une synthèse détonante, exigeante, qui touche à beaucoup de domaines (sciences, sociologie, droit, anthropologie, philosophie), une présentation engagée et souvent très pertinente, mais qui n’est pas toujours facile à lire (les citations et les détails parfois très techniques s’enchaînent). Bref, un livre qui s’adresse à qui veut ne pas bronzer idiot cet été !