Te igitur

9 janvier 2008

de François Cassingena-Trevedy, Editions Ad Solem, Genève, janvier 2007, 10 €

Le livre Te igitur du bénédictin François CASSINGENA-TREVELY, enseignant de Liturgie à l’Institut catholique de Paris, est un ouvrage merveilleusement ciselé qui nous fait entrer une réflexion profonde sur la double forme nouvellement initiée par Benoît XVI du rite de la messe selon la tradition latine. En une centaine de pages, nous redécouvrons le Missel dit de saint Pie V et le Missel de Paul VI en « supervisant l’histoire » par une « analyse lucide et radicale » des passions qu’ils peuvent susciter. Cela fait partie de la tâche du liturgiste de favoriser « une lecture cursive des évolutions et des ruptures » en quittant le champ des passions pour entrer dans une analyse qui tient tout à la fois d’une interprétation de l’historien et du psychologue.

La première tâche de l’auteur est de situer le livre-missel de saint Pie V comme une “personnalité” rare qui s’inscrit dans l’histoire. C’est un missel daté (1570) voulu par le pape au sortir de la Réforme protestante et qui a traversé l’histoire de l’Eglise durant quatre siècles (1570-1969) ; ce qui fait dire à l’auteur que nous sommes tous “généalogiquement solidaires” d’un tel monument liturgique. Ce livre-missel a d’autres traits de personnalité : linguistique (latin), défensif (face à la Réforme), universel (associé aux “Temps modernes”), monumental (reliant passé et avenir). Pour comprendre cette “personnalité” du Missel tridentin, l’auteur-pédagogue prend appui sur ce qu’il appelle le “carré liturgique”, c’est-à-dire quatre pôles interactifs qu’il développe de telle façon qu’ils font du Missel un véritable “lieu de mémoire” avec le pôle théologique (lié au rite), le pôle dévotionnel (affectif et mystique), le pôle social (sociabilité et comportement) et le pôle esthétique (artistique). Ce “lieu de mémoire” est aujourd’hui “l’épicentre d’un vaste bouillonnement culturel” qui peut devenir pour certains un symbole identitaire majeur de la catholicité occidentale, autant qu’un arrachement complexe, agressif parfois, symptôme d’une angoisse pouvant naître du basculement de notre civilisation contemporaine dépassant la culture dont le Missel de Trente était issu.

Pour qui a pu ouvrir le grand missel d’autel à la page du Canon (prière eucharistique), la noblesse du “T” de Te igitur ouvre la porte d’entrée de la mystique eucharistique, le Saint des Saints du missel, “le lieu matriciel de l’existence et de l’expérience chrétienne” qui n’a d’égale que sa richesse typographique. Le missel de Vatican II serait-il alors incapable d’une telle mystique ? Notre manière de le traiter, parfois irrespectueuse, n’est pas la seule raison. Le temps joue à son désavantage – il n’est que de 1969 – et il faudra qu’il se patine davantage pour dépasser une “crise de passage” afin d’entrer dans une “courageuse célébration au présent” . Pour ceux qui s’attachent au Missel de Trente à la manière d’un objet transitionnel, comme le dit la psychanalyse, l’auteur rappelle fortement qu’il n’y a pas d’âge d’or de la liturgie qui pourrait canoniser le IVe siècle, la Contre-Réforme ou Vatican II. La liturgie n’est pas une recherche systématique du Temps perdu. Une tâche commune aux “tridentins” et aux “modernes” n’est-elle pas d’harmoniser le sens liturgique à son appartenance culturelle post-moderne, sans se figer sur une protestation identitaire héritée, pour en faire un facteur de notre croissance baptismale.

Un autre déplacement est objet d’analyse de la part de l’auteur, plus psychiatre qu’historien, et qu’il appelle “l’obsession réparatrice” liée aux XIXe et XXe siècles, la Révolution française, 1848 et 1871. Parmi les éléments rituels qui révèlent la tonalité sacrificielle de la Messe de saint Pie V, l’auteur cite la mise en œuvre très codifiée du rite, l’abnégation de soi, la stricte obéissance aux rubriques, l’exécution minutieuse, le sentiment de confectionner les choses sacrées, le silence du prêtre. Pourtant, ce qui peut s’accomplir dans la “crispation intégriste” peut devenir une grâce si elle s’immerge dans la culture patristique, la sensibilité mystagogique, la solidarité héréditaire avec les liturgies d’Orient. Alors la richesse gestuelle, les signes de croix, baisers, génuflexions, seront autant d’actes spirituels dégagés d’une “dérive maniaque et mécanique”. La Messe tridentine peut de façon juste interroger notre manière de célébrer la messe issue de Vatican II : gestuelle, silence, place du corps, etc. Un vrai travail mutuel est à faire pour que l’un et l’autre missel s’interpellent et se redécouvrent.

Dans le dernier chapitre (6), nous entrons dans une “généalogie” caractéristique de la messe de saint Pie V qui, certainement, fait défaut dans la messe de Vatican II : La liturgie se suffit à elle-même et s’affirme dans sa transcendance. A l’exemple des liturgies chrétiennes d’Orient, on entre en liturgie comme dans un “méta-monde”, un “au-delà-ici-bas”, une transcendance et une dramatique, pour conduire à une expérience proprement mystérique qui révèle quelque chose de l’orientation essentielle et constitutive de la tradition tridentine. “Le prêtre est là. La vie est loin. C’est la messe”, dit Paul Claudel. Si le missel tridentin accuse une affinité avec une ecclésiologie de type hiérarchique, le missel de Paul VI a une affiliation plutôt orientée vers une ecclésiologie communautaire et ministérielle. Ce sont ainsi deux tempéraments, deux “esprits” de la liturgie, l’un se rattachant davantage à la liturgie “absolue”, l’autre à la liturgie relative au monde, mais en rien contradictoire. Ces lignes généalogiques des deux missels sont aussi traditionnelles l’une que l’autre et ont droit à la même considération et au même attachement. Ils sont tous deux fondés sur la Tradition et ne peuvent que s’enrichir mutuellement. L’auteur suggère finalement que nous gagnerions beaucoup à nous “visiter” mutuellement dans nos attachements, non plus passionnels, mais historiques et théologiques.

Une conclusion et un épilogue terminent l’ouvrage. La conclusion nous rappelle qu’en réalité “nous sommes tous attachés au missel tridentin quand nous habitons l’histoire comme un don de Dieu”. Le missel tridentin est un “instrument” d’Eglise et un vecteur de sainteté. L’heure est venue de détacher le missel tridentin de l’intégrisme, de nos intégrismes respectifs. Le missel de 1969 est, quant à lui, un “missel-chemin” qui se cherche dans un monde où la messe n’est plus le lieu d’un rendez-vous. Mais l’attachement au missel tridentin n’est viable qu’en étant vécu dans un assentiment plénier à l’ecclésiologie de Vatican II et au caractère éminemment traditionnel de ce même concile. A l’inverse, notre attachement au missel issu de Vatican II nous invite à retrouver la dimension mystérique et l’aspect sacrificiel de l’eucharistie sur les bases bibliques et patristiques de la Tradition. Pour cela, comment ne pas faire à nouveau connaissance avec la Prière eucharistique 1 (Canon romain) ? Quoiqu’il en soit, ce n’est pas à des concessions ou des revendications qu’il faut arrêter mais à un travail théologique et spirituel pour revenir sur le terrain ecclésiologique.

Enfin l’épilogue nous invite à passer de l’attachement à l’obligation. Le missel ne se résume pas à un “lieu de mémoire” mais il doit conserver son caractère de “lieu commun” au sens le plus ecclésiologique du terme. Cette obligation va au-delà de tout attachement car c’est bien à l’Eglise, Corps du Christ, que nous sommes obligés.