32 bienheureuses martyres d’Orange - Homélie du 9 juillet 2023 du Chanoine Daniel Bréhier

11 juillet 2023

La mémoire des bienheureuses martyres et des 300 personnes, dont 36 prêtres, qui reposent en ce lieu, nous renvoie à un passé solidement documenté. Le témoignage de ces 32 religieuses exécutées pour « superstition », c’est-à-dire en haine de la foi et leur état de consacrées, éclaire le temps présent et son bouleversement moral. Nous y reconnaissons un exemple de fidélité au Christ Jésus, quelles que soient les circonstances.

Ce qui s’est passé à Orange en juillet 1794 est d’une violence inouïe, sous prétexte d’avènement d’une liberté imposée par un régime de Terreur. D’emblée, nous nous heurtons à l’antinomie entre liberté et terreur ! Sans aller jusqu’au cours professoral, il convient de comprendre pourquoi une telle violence a pu se déchaîner dans ce XVIIIe siècle raffiné, où l’Europe vivait « à la française ». L’esprit des Lumières aboutissait pour certains à une idéologie de régénération radicale, portant à l’extrême « Écrasons l’infâme » de Voltaire et la pensée de Rousseau : « Les opposants au contrat social doivent être considérés comme des étrangers parmi les citoyens. » Cette régénération concerne un homme privé de tout caractère spirituel, une simple machine pour Diderot et Carrier justifiera ainsi les noyades républicaines à Nantes : « Nous ferons de la France un cimetière, plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière. » Ce qu’il y a de plus violent s’impose alors, le Pouvoir devenant le principe unique qui définit sa vérité. Saint Just ne dira t’il pas aux Jacobins le 4 novembre 1792 : « Quel gouvernement que celui qui plante l’arbre de la liberté sur l’échafaud et met la faux de la mort entre la main de la loi ! » De fait, on recense environ 13000 exécutions par massacres de masses, pendaisons, noyades, pelotons d’exécutions mais c’est la guillotine qui se taille la part belle comme à Orange. Pour le coup, la dictature de la liberté tue l’authentique liberté !


C’est ainsi qu’on fit peser sur les religieuses l’accusation d’infidélité à la citoyenneté par « superstition » et de collusion avec les opposants au nouveau régime. On pleurait d’émotion dans les tribunes sur l’avènement de la liberté et du bonheur, « Idée nouvelle en Europe » selon Saint Just encore, et en même temps, le serment exigé unilatéralement et sans recours possible par la Constitution civile du clergé, livrait l’Église au pouvoir laïc et la rupture avec Rome. Dans un instinct de foi, les religieuses vont le refuser. On se souvient de l’admirable profession de foi de la sœur de l’Annonciation Faurye, qui avec tout l’enthousiasme de ses 24 ans, dira sans sourciller « J’ai fait serment à Dieu, et n’en prêterai point d’autre. » La Terreur va déployer toute sa panoplie de répressions violentes pour les détourner de leurs vœux, qualifiés de « puérilité et momerie ». Rien n’y fera : ni la promesse de pensions sur les biens ecclésiastiques spoliés ; les cajoleries alternant avec les vexations ; pas plus que les conditions de vie en prison ou es impressionnantes « liturgies » judiciaires dans l’ancienne chapelle Saint Louis. Si le rouge a coloré cet épisode tragique, ce n’était pas celui de leur honte de Jésus devant les juges, mais bien le sang de leurs veines.


Ces religieuses étaient tout simplement cohérentes avec leur engagement initial de consacrées. Elles croyaient à la valeur de la parole humaine, parole donnée à Dieu et à l’Église dans leurs vœux. Elles ne faisaient qu’invoquer la liberté de conscience vociférée par les révolutionnaires eux-mêmes. On disait que leur fanatisme – le mot qui tue ! – s’opposait à la Loi quasi déifiée et l’avancement de l’esprit citoyen. En fait, le fanatisme (on dirait aujourd’hui : la radicalisation !) ne se trouvait pas là où l’on disait qu’il était ! Elles répondaient que l’obéissance à la loi des hommes ne pouvait supplanter la fidélité première à la loi de Dieu. Bouleversantes sont leurs réponses aux juges qui sournoisement mêleront la question religieuse du serment et le piège politique de leur attachement au Pape, tout à la fois chef spirituel et souverain du Comtat dont elles sont pour la plupart originaires, ou même au roi Louis XVI : réponses tellement nettes et fermes sur la fidélité à Dieu, dans l’incontestable force de la liberté intérieure ! Elles infligeaient un sévère démenti à la propagande du parti philosophique qui ne voyait dans la vie religieuse qu’une violation de liberté et une inhibition. Nos sœurs savaient l’issue fatale, mais témoignaient tout de même que Dieu est digne d’être aimé par toute leur vie, fut-elle à déposer. Antoine Paquet, leur bourreau s’en étonnait : « Vous autres, vous voulez mourir par force. »


Fortes de leur union au Christ – et c’est là leur secret -, elles vont s’adapter à des situations extrêmes, retrouvant très vite les moyens d’assurer une vie de prière dans les caves de la maison du capiscol derrière la cathédrale, jusqu’au théâtre antique « Antichambre de l’échafaud ». Elles se soutiendront et soutiendront les codétenus, dans la promiscuité matérielle, les contraintes psychologiques et spirituelles de l’incarcération. Elles incarneront une véritable proximité de nature au cœur de ce contexte déshumanisant, résumé par les mots du bourreau : « Quand un homme lui était livré, il était maître d’en faire ce que bon lui semblait ». Leur vie de baptisées et de consacrées, s’enracinera plus profondément encore, comme leur sens de l’Église qui les mettra au large dans les limites étroites de leur cachot qui devient un lieu saint.


En refusant de parjurer leurs vœux, elles vont être considérées comme inciviques, inutiles et novices, mais elles vont expérimenter ce que le Seigneur avait révélé : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, celui qui la perd pour moi et l’Évangile la trouvera. » Marchant vers la guillotine en chantant le Magnificat ou le Te Deum, elles impressionneront les gendarmes qui s’écriront : « Ces bougresses là meurent toutes en riant. » Ce n’était pas par inconscience primaire ou exaltation suspecte, mais bien expression de leur profonde liberté intérieure, (et en se référant au Credo révolutionnaire), une revendication à disposer d’elles-mêmes, de leurs convictions et de leurs vœux. Là encore, la liberté n’était pas là où on prétendait qu’elle était !


Nous rejoignons dans l’admiration et la prière, ceux et celles qui sont en train de vivre le martyre en ce moment même, de par le monde avec les modernes Commissions populaires et leurs actuels Maignet ou Fauvety pour y présider. Ces martyrs d’aujourd’hui, dans les pas de ceux d’hier, nous conduisent à nous mettre ou remettre à vivre vraiment de Dieu et pour Dieu. Comme il y a plus de deux siècles, les temps actuels sont particulièrement troublés. Qui de nous peut prévoir l’avenir ? Il nous faut adopter une attitude plus nette, et plus courageuse encore pour dire et surtout vivre notre appartenance au Seigneur Jésus. Nos sœurs martyres incarnent pour nous la vertu de force qui vient de l’Esprit Saint dans les cœurs remis et confiants, quelles que soient les circonstances.

La vie prend souvent les formes cachées d’un tribunal ou chaque chrétien est sans cesse appelé à témoigner de ce qui l’anime vraiment. Les 32 martyres nous renvoient à notre vocation fondamentale de baptisés, dans l’invitation à une liberté intérieure courageuse et généreuse. « Qui aura assuré sa vie la perdra et qui perdra sa vie à cause de moi l’assurera". « La vérité vous rendra libre ». Comme aux 32 bienheureuses, le Seigneur nous demande de rendre compte aujourd’hui en parole et en actes de l’espérance qui est en nous. Cette espérance, c’est le Christ Lui-même en son adorable personne, à qui revient tout honneur et toute gloire aux siècles des siècles, Amen.