Discours de remerciement de Thierry Aillet pour son départ
53 ans au service de l’Eglise dans l’Enseignement catholique, 15 ans en terres de Vaucluse c’est bien, ni trop long ni trop court, une bonne partie de la vie mais suffisamment dense pour n’oublier aucune escale ou nous chargeâmes tous ensemble des cargaisons d’avenir et, les soutes pleines, reprendre la croisière sans brasser d’air, les huniers attentifs, l’équipage tantôt fébrile, tantôt abattu mais toujours confiant malgré parfois les murmures du mauvais œil, et le petit cri de mutins que couvre le chant des marins. Aurais-je encore dans ma mémoire, vibrantes comme l’air sur le rouche de mes lieux, les derniers et premiers accents de la symphonie des vents qui gonflèrent les voiles du navire ?
Je n’avais pas jusqu’à ces derniers temps eu le temps de mesurer le temps qui passe. Je n’avais pas non plus envisagé de partir dans les conditions que le Seigneur me demande d’affronter. Les lumières du port scintillaient et j’avais commencé à affaler les voiles, des tempêtes on en a essuyées Marga et moi mais cette lame de fond n’apparaissait pas dans les radars, le crabe-tambour ne sonnera pas de la trompe au moment d’entrer dans le port et de jeter l’ancre, le crabe tout court s’est installé sournois. Devant les épreuves et les croix qui l’attendaient, saint François de Sales disait : « Ma chair frémit, mon âme les adore »…Je ne suis pas Saint François de Sales.
A méditer sur ces années, des lambeaux de souvenirs se rassemblent et font l’histoire et des histoires les unes indignes, les autres sublimes ; on oublie les premières et on s’accroche aux dernières pour n’avoir pas à se rider un peu plus d’un coup de gueule ou d’un courroux qui finalement se meurt tant en fait il est bref. Pour ne faire pas d’angélisme, les coups qu’on reçoit dans la vie - qu’ils soient soit familiaux, spirituels, relationnels, professionnels, matériels ou physiques, les coups disais-je, justifiés ou non, légitimes ou non, font partie du combat quotidien pour être meilleur et rendre meilleur.
« Caminante, no hay camino, se hace el camino al andar, y al volver la vista atrás se ve la senda que nunca se ha de volver a pisar. Caminante no hay camino, sino estelas en la mar… »
« Promeneur, il n’y a pas de chemin, c’est en marchant que se fait le chemin, et en jetant un regard sur le chemin parcouru on voit le chemin qu’on ne foulera plus jamais. Promeneur, il n’y a pas de chemin, il n’y a que des étoiles dans la mer. » écrivait Antonio Machado, poète castillan de la génération de 98.
L’homme qui reste dans le passé à ressasser en les mordillant les ressentiments et mauvais souvenirs n’a d’avenir que celui du surplace et la nuit le rattrape vite celui qui - comme ces vieillards titubants sur les décombres de leurs rêves- radote ses états d’âme. Je ne garde donc pour chacun d’entre vous et chacun des évènements qui nous ont permis de construire le quatre mâts barque sur lequel nous avons croisé, je ne garderai en mémoire que les moments où le vrai, le pur et le beau se conjuguent avec la mission première qui est la nôtre d’annoncer Jésus-Christ en le plaçant comme me l’avait demandé Mgr Cattenoz dans ma lettre de mission au centre de nos établissements. Jésus modèle unique au centre de nos écoles.
Pour cela, il a fallu qu’ensemble nous tenions.
- Tenir
- Tenir à la vérité
- Tenir à ses idées même contestées
- Tenir le cap contre vents et marées
- Tenir l’honnêteté face à la débrouille
- Tenir l’équipage quand il est agité
- Tenir à résister quand tout porte à l’abandon
- Tenir à la justice même quand elle est bafouée
- Tenir à l’honneur même quand on est calomnié
- Tenir à la fidélité même au dépens de la carrière.
- Tenir à la parole donnée contre toutes les lâchetés.
- Tenir et défendre les vertus et nager à contre-courant
- Tenir à sa liberté avec courage et sans concession
- Tenir à la droiture contre la trahison
- Tenir au pardon et croire à la miséricorde
- Tenir, tenir, tenir….
- Tenir à tout prix.
Mais qu’est-ce qui m’a fait tenir, me disais-je ces derniers jours, au fur et à mesure que chaque réunion qui se terminait me disait que c’était la dernière pour moi ?
Et bien je vais vous le dire : le sens de la mission bien sûr ; la passion du métier évidemment ; la qualité du travail en équipe, ça va de soi ; la foi inébranlable heureusement ; la certitude de participer à la construction intellectuelle professionnelle et spirituelle de notre jeunesse incontestablement ; l’espérance de participer à une œuvre qui me dépasse, deo gratias. Mais plus encore :
Ça fait plus de 54 ans que mon cœur bat pour la même femme, Marga, vous comprendrez aisément pourquoi il se porte bien d’ailleurs. Mais c’est son amour, sa lucidité, sa discrétion, son courage, sa patience, son abnégation, ses inquiétudes de ne me pas voir revenir de réunions de CA (toujours les mêmes, les plus éloignés et les moins faciles) à des heures bien avancées de la nuit et sa fidélité qui m’ont permis de ne pas m’effondrer souvent.
C’est aussi l’acceptation des miens, de mes enfants, petits-enfants à supporter mon absence, mes humeurs ou mes enthousiasmes que je n’arrive pas à bâillonner ; à supporter mes silences, mes rébellions ou mes utopies.
Le soutien de Papa, de mes frères et sœurs, mes cousins, ma famille française et ma famille espagnole.
Ce sont le Père Jean-Marie Gérard et Pascal Molemb, FMDD, mon Directeur de conscience le Père Paco,
C’est la fine équipe de la DD et de l’UDOGEC, de l’UGSEL, de la Fondation Saint Matthieu, l’équipe de l’Archevêché et du Cross-media,
Vous les Chefs d’établissement, APS, Prêtres référents, gens des OGEC et des APEL, bénévoles que j’associe à l’armée des ombres, bénévoles qui n’êtes pas avides de pouvoir ni bouffis de suffisance, bénévoles qui ne le criez pas sur les toits, vous les Congrégations et communautés religieuses, Notre-Dame de Vie, vous, moines et moniales du Barroux et de Sénanque, vous qui êtes devenus sur nos sentiers bénédictins des amis, vous tous qui, comme l’écrivait Denoix de Saint Marc, avez fait que dans notre diocèse, « les citadelles de l’esprit durent plus longtemps que les murailles de pierres ».
Et puis c’est l’océan, la pêche, les bateaux, les chevaux, la littérature, la musique, la poésie.
La plume qui me sert à répandre sur la page vierge mes cris, mes larmes, et mes élans de l’homme à Dieu pour plagier Henri Massis. J’en userai plus désormais et peut-être plus librement d’ailleurs.
Et puis la prière, la prière, la prière exaucée. Comme Léon Bloy rappelant dans « la Désespérée » sa montée hivernale aux portes de la Grande Chartreuse et offrant à Dieu son âme cabossée à ressemeler.
Voilà, passant pleine l’âme du parfum des marées et des fleurs, j’emporte toutes mes origines en paquets lourds de la belle argile à mes chausses en Périgord, entre Bretagne et Cantabrie. Choix que nous avons fait pour nous retirer.
« Je suis mes propres pas » aimais-je à croire. Dieu me rappelle à l’ordre et me dit que mes chemins n’étaient pas les siens. : « Dieu n’est pas venu dans le monde pour supprimer la souffrance, pas même pour l’expliquer, mais pour la remplir de sa présence ! » écrivait Claudel.
J’ai fait depuis des années mienne cette devise de Monsieur de Charrette : « Combattu souvent, battu parfois, abattu jamais ! »
Merci à tous pour la belle œuvre sous le regard bienveillant de Jésus-Marie Joseph.
Thierry Aillet
Discours de Michel Carletti, ancien Directeur Diocésain de l’Enseignement Catholique du diocèse de Nice
Cher Thierry,
Au moment de se séparer, il est fréquent d’exprimer la promesse de se revoir, pour atténuer la tristesse du départ. Mais le plus souvent, chacun suivant le sien, rares sont les moments où les chemins se croisent, et c’est avec nostalgie, de douceur ou d’amertume, que l’on évoque le souvenir de ceux que nous avons aimés. La vieillesse y contribue encore davantage, ayant plus de souvenirs que si nous avions mille ans, et beaucoup d’interrogations sur le temps qui nous reste à en collectionner d’autres. Des souvenirs, nous en avons ensemble, Thierry, puisque qu’au moins pendant les cinq années où nous avons été collègues dans la province métropolitaine de Marseille, nos rencontres ont été régulières et fréquentes, et ont tissé peu à peu des liens qu’au moment où je prononce ces paroles, je vois avec émotion solides et lumineux.
Lorsque je t’ai rencontré et écouté la première fois, c’était à Cannes, à propos de cet étrange concept pédagogique appelé « culture religieuse », que ni la promotion de l’ancien guévariste Régis Debray, ni le travail de René Nouailhat, n’ont pu réussir à intégrer au programme de l’Education Nationale. Tu y étais comme tu es aujourd’hui, sincère et sans concession dans tes convictions, ne craignant pas de t’exposer, ni de froisser les esprits chagrins. Il me semblait être assez loin de ta vision ecclésiale, toi qui portes avec fierté une cravate fleurdelysée, et fréquente avec assiduité la messe célébrée en mémoire de l’exécution du roi Louis XVI, chaque 21 janvier. Je te regardais avec intérêt toutefois, comme collègue chargé des mêmes peines, bien sûr, tant est fort l’esprit de corporation, mais aussi éveillé par la différence, qui nous invite à nous ouvrir à l’altérité. Ce n’est pas en dissimulant ce que l’on est que l’on emporte la confiance.
Toi, Thierry, tu ne te dissimules pas, tu avances avec un visage accueillant, un rire franc, jamais moqueur, tu portes les toasts joyeusement à la manière de ton grand-père, tu célèbres la Bretagne et le pays nantais, ton épouse et ta famille, tes enfants et tes petits enfants, l’Espagne, les chevaux, les huîtres de Cancale, la littérature patagone, avec cette confiance en la vie qui réjouit les âmes. C’est cette confiance-là qui renforce les liens, que tu accordes volontiers, avec enthousiasme souvent, et qu’il est bon de mériter. Sans doute m’envoyais-tu en mission en espérant que mes dispositions pour la diplomatie compenseraient ta décapante franchise, mais je me rendis compte que ta confiance avait une autre source, à laquelle tous nous cherchons à nous abreuver, celle de notre Foi, qui donne sens à toutes nos actions, qu’elles soient justes ou hasardeuses, et que la Vérité éclaire. Voilà qui fait l’unité de l’Enseignement Catholique, la Foi de ceux qui croient que dans l’acte éducatif, il y d’abord la confiance en la présence du Christ en chacune des personnes qui composent nos communautés éducatives. Thierry, tu t’es efforcé de maintenir ce trésor, et tu as provoqué en chacun de ceux dont tu as la responsabilité, la flamme de l’Évangile.
Le regard que tu portes sur les autres est d’abord celui de la confiance. Ce ne sont pas les choix idéologiques qui te guident, mais bien la valeur humaine des personnes, je m’en suis rendu compte lorsque tu étais président du Comité Régional de l’Enseignement Catholique et que nous négocions avec les responsables politiques. Ce ne sont pas non plus les perturbations humorales qui entament ton amitié. J’ai le souvenir d’une engueulade à l’ISFEC de Marseille dont l’effet ne fut pas plus conséquent qu’une pluie de printemps sur un jardin renaissant. Tu suscites par ta familiarité bienveillante le désir de bien faire, et le travail commun.
Un jour de réunion ARDDEC, ces rencontres studieuses entre Directeurs Diocésains, comme nous gravissions l’escalier d’accès à la Tour Bellanda, à Nice, tu manifestas une inquiétante faiblesse respiratoire, et je t’aidai à achever cette modeste ascension. Malgré ce tourment physique, jamais tu ne ralentis dans ta mission, fidèle à ta promesse, même au-delà de ta retraite, dont le repos aujourd’hui est perturbé par une sérieuse nouvelle maladie. On peut se désoler de ces atteintes à nos corps, mais toi, tu gardes, comme Job, la confiance en notre créateur, tu n’ignores ni la peur ni la souffrance, mais tu regardes vers la lumière.
C’est pourquoi ce n’est pas la nostalgie ou la tristesse qui présideront à notre séparation, puisque tu gardes cette joie profonde liée à la certitude de la présence de notre Seigneur parmi nous, lui qui nous indique la Voie, lui qui est la Voie. Tous ceux qui croient en l’Enseignement Catholique auront à cœur de continuer ce que tu as aidé à construire, désireux de ne pas te décevoir.
Michel Carletti