Le mot ‘accueillir’ est une variante du verbe ‘cueillir’ : il n’indique pas seulement qu’on va se tenir à la disposition des gens, les recevoir, mais aussi qu’on va les rassembler. Un peu comme on rassemble dans un panier ou dans une hotte les fruits que l’on a cueillis. L’accueil est une cueillette !
Cela vaut par exemple pour une famille : accueillir un enfant, c’est plus que le mettre au monde, c’est l’intégrer dans la famille. Chrétiennement parlant, la famille est une image de l’Église, et l’Église est une famille : pour cette raison, l’accueil a quelque chose à voir avec la constitution de l’Église.
Un passage de Marc illustre parfaitement cela. Jésus, (en Marc 6,30-ss), est parti à l’écart avec les disciples en cherchant exprès un lieu désert pour qu’ils puissent se reposer. Mais il voit les foules qui l’ont retrouvé, et, au lieu de les fuir ou de les chasser, il va les accueillir. Il le fera pas simplement en étant « gentil », mais en les enseignant « longuement » : l’enseignement qu’il leur donne commence à les fédérer et, en les fédérant, à les transformer.
Le propre de cet accueil des foules par Jésus, c’est en effet qu’il transforme la foule de masse indistincte en groupe organisé. C’était déjà le propre de l’action de Dieu dans le désert, après la sortie d’Égypte : la « poignée d’immigrants » arrachée à Pharaon et transformée en un peuple dans le désert, et c’est la Parole de Dieu qui est l’artisan de cette transformation. Dieu a fait séjourner son peuple longuement au désert pour qu’il apprenne que « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (Deutéronome 8, 3).
Jésus fait de même avec les foules. Et lorsque, après les avoir enseignés, il décide de les nourrir physiquement en les faisant manger, il ordonne de « les faire tous s’étendre par groupes de convives sur l’herbe verte, et ils [s’allongent] par carrés de cent et de cinquante » (6, 39‐40). La position couchée montre que ce n’est pas une « soupe populaire » où tout le monde se bouscule, mais un banquet ; et le fait d’être par carrés de cent et de cinquante montre que la foule est devenue déjà l’assemblée liturgique organisée, dans laquelle les disciples remplissent une fonction de service, le Maître du repas et la source de la nourriture, c’est‐à‐dire de la vie, étant Jésus lui‐même. À partir de cette foule informe, c’est l’Église qui est en train de naître.
À l’origine de ce miracle, il y a la Parole de Dieu. Cette Parole aboutit à un partage. La « fraction du pain » (6, 41) est le terme par lequel l’Église primitive désignait l’eucharistie (cf. Actes 2, 42.46, etc.). À la différence des disciples (6, 37), Jésus ne se pose pas la question de savoir si ce qu’il a va suffire ou non pour tant de monde. Il fait trois choses : ayant pris les pains et les poissons, il rend grâce, il partage et il donne. Et cela suffit pour que ce « presque rien » devienne surabondance (« douze couffins », 6, 43).
Ainsi, le vrai miracle n’est pas une « multiplication des pains » (mot absent du texte), mais il réside dans la manière dont Jésus accueille la foule et accueille le don de Dieu pour la foule. En regardant les cinq pains et les deux poissons, Jésus ne se dit pas : « misère, nous n’avons pour ainsi dire rien ! » ; il se dit : « voilà ce que mon Père me donne pour qu’à mon tour je le donne ». Et il est clair pour lui que le Père veut que tous ceux qui sont là soient rassasiés. Pas seulement de nourritures périssables, et pas seulement pour un soir : « la volonté de mon Père, c’est que tout homme qui voit le Fils et croit en Lui ait la vie éternelle » (Jean 6, 40).